J’ai été sage-femme. Ai-je pour autant été sage ?
Sur le fil étroit entre vie et mort, je crois avoir rempli le contrat qui m’était imparti.
Ai-je pour autant aidé à rendre la parole au corps des femmes ?
Ai-je entendu le couple et ses désirs ?
Ai-je tenu compte des besoins relationnels et culturels des familles que j’ai rencontrées ?
C’est avec beaucoup d’humilité et de tendresse que j’ai écrit sur ma profession.
Ce texte, je le dédie à ces parents, ces enfants que j’ai rencontrés en Belgique ou ailleurs et
qui m’ont fait l’honneur de m’accepter à leur côté dans cette grande aventure : faire un enfant.

Me voici devant la page blanche, avec tant de souvenirs dans la tête et le cœur que je ne sais comment en parler et en écrire ; l’émotion reste aussi présente qu’au moment où j’ai mis au monde ces petits enfants.

Des accouchements, j’en ai réalisé beaucoup, des surveillances encore plus. Des assistances aux accoucheurs, qu’il ne fallait surtout pas appeler trop tôt ou trop tard, ont rempli ma vie professionnelle.
J’ai des souvenirs de drames, de comédies humaines, d’amour, de haine, d’échecs et de réussites. L’inusable film qui défile avec tous ses décors et surtout ses personnages raconte mon expérience d’accoucheuse libérale.

Le quartier où je vivais à l’époque est un quartier populaire ; les familles italiennes immigrées y sont nombreuses et riches d’enfants. Les mères sont ménagères et les pères ouvriers mineurs ou métallurgistes. Les voisins de gauche de mes parents sont italo-belges, ceux de droite tchécoslovaques.

Sur la façade de la maison, on a accroché ma plaque professionnelle :

J ROUCOURT ACCOUCHEUSE AGREEE DES MUTUELLES

J’ai dû auparavant effectuer une série de démarches, comme faire valider mon diplôme tout neuf auprès de la commission médicale provinciale, me présenter auprès des médecins généralistes de la commune, introduire une demande d’agréation auprès de 1’INAMI.

Il a fallu m’équiper du matériel indispensable. Toute la parenté s’y est mise pour me l’offrir : un superbe sac en cuir, une trousse contenant trois pinces chirurgicales, une paire de ciseaux, une pince à agrafes ; du coton pour la ligature du cordon, deux tubes cylindriques contenant chacun une seringue et des aiguilles pour injections intramusculaires. S’ajoutent des boîtes de compresses stériles, un tube d’Esbach pour la recherche d’albuminurie, des flacons d’alcool, quelques médicaments indispensables. Me voila prête à parcourir les rues de Montegnée et de Saint-Nicolas, à pied bien évidemment ! En mars 1957, je ferai l’acquisition d’une vespa.

Premier accouchement. Une semaine avant le terme prévu pour la naissance du bébé se présente un jeune couple : pas de suivi de grossesse, ils n’en ont pas eu les moyens. L’examen clinique (tel qu’on me l’a enseigné) ne présente rien d’anormal ; je prescris le matériel indispensable à acheter à la pharmacie. Les futurs parents occupent un appartement de 2 pièces au premier étage d’une petite maison ouvrière. Originaires de la région hennuyère, ils vivent depuis peu à Saint-Nicolas et sont très seuls. La naissance d’une petite fille se passe vite et bien avec la seule assistance du mari que j’aiderai à ranger la cuisine et à effacer les traces de l’accouchement. Heureusement, la mère de Madame arrive le lendemain et apporte une aide précieuse à la nouvelle famille.

J’essaye de faire passer le message que la préparation à l’accouchement rend la douleur plus acceptable, et la « belle place » de notre demeure familiale est convertie en salle de réunion pour futures mères. Le divan est utilisé à tour de rôle par chacune d’entre elles pour apprendre la relaxation. J’inaugure ce que je crois une grande nouveauté : la présence des maris à ces soirées et à l’accouchement. Quelques jeunes couples de mon quartier y participeront. A ma grande surprise viendront se joindre d’autres futurs parents envoyés par la clinique ou le gynécologue choisis pour l’accouchement.

J’aimerais aujourd’hui faire témoigner ces parents pour conforter mes souvenirs : naissances sans problèmes, pas d’épisiotomies, pas de déchirures, pas d’accouchements provoqués, pas de bébés traumatisés, calme et sérénité au sein de la demeure familiale, si modeste soit elle. Je rencontre encore parfois certains d’entre eux ; il m’est même arrivé d’être l’accoucheuse de leur fille.

Tout le côté pittoresque de ma vie professionnelle d’alors me revient… Dans les familles nombreuses immigrées, les naissances revêtaient un caractère social traditionnel. L’entraide féminine y était très présente ; telle voisine se proposait pour la lessive, telle autre pour la garde des enfants aînés et les repas ou encore pour l’entretien de la maison.

Un jour, je suis appelée dans le camp italien qui se trouvait derrière la clinique psychiatrique Notre-Dame des Anges. Les mineurs émigrés et leur famille sont logés dans ce qui a été un camp de prisonniers allemands. Chaque famille dispose d’une pièce séparée en deux parties ; une pièce à vivre, une pièce à dormir.

La petite fille naît rapidement ; elle est de petit poids (2 kilos 200), et devrait selon les critères médicaux être transportée au service des couveuses. Elle est cependant bien colorée, respire calmement et se montre active quand je lui présente une cuiller d’eau sucrée bouillie. Les pauvres gens, récemment arrivés de leur région napolitaine, ne sont pas en ordre de mutuelle : une hospitalisation les mettrait en difficulté financière pour de longues années. Je prends l’audacieuse décision de garder l’enfant à domicile. Je l’enveloppe chaudement et fais comprendre à la mère qu’elle doit tirer son lait pour le donner au nouveau-né à la cuiller, par petites quantités.

Très inquiète, je quitte la famille et reviens tôt le lendemain pour surveiller l’état de santé de la mère et de l’enfant. Dans la pièce à vivre, des hommes attablés, l’air fatigué devant un verre vide ! Dans la pièce à dormir, les deux enfants aînés et d’autres petits que je ne connais pas. Dans le lit de l’accouchée, deux dames (j’apprendrai plus tard qu’il s’agit des belles-sœurs)... et Mademoiselle Rosa tétant vigoureusement le sein de sa mère. Tout ce petit monde est venu de Micheroux tard dans la soirée, les femmes sont restées pour aider la famille de Rosa, les hommes pour reprendre le premier bus du matin qui les conduira reprendre le travail au charbonnage.

Les gens n’avaient pas toujours les moyens de me payer mes honoraires. A l’époque, 750 francs couvraient l’accouchement, la surveillance prénatale, la surveillance postnatale d’une durée de 9 jours. S’y ajoutait la présence au baptême ; l’accoucheuse portait l’enfant à l’église, c’était une coutume bien ancrée.

Le père de « César », premier fils d’une lignée qui comptait déjà 6 filles, promet de venir régler sa dette au plus vite. Il me propose un beau perroquet qui, échappé de sa cage bourgeoise, est venu atterrir dans son jardin ; je refuse ce troc. Plus tard, nous nous mettons d’accord pour une fourniture de charbon ; c’est ainsi qu’il s’acquitte de sa dette.

Avec ma moto, le travail est plus facile. Je peux ajouter à mon travail de sage-femme les soins infirmiers à domicile. Beaucoup d’anciens mineurs ont besoin de piqûres de streptomycine parce qu’ils ont contracté une tuberculose. Une épidémie de scarlatine me donne beaucoup de travail.

Une nuit, j’assiste Madame P. ; un deuxième enfant est le bienvenu dans la famille. Le père mineur est un homme courageux et a bénéficié d’une promotion. L’enfant naît vers les 6 heures du matin et il est 8 heures quand je quitte la famille après les 2 heures de surveillance réglementaires. Il fait très froid et Monsieur P. tient absolument à me servir un verre de grappa avant que je me mette en route. A ce moment, les parents, amis, ou voisins viennent proposer leur aide. Il serait mal venu de refuser de trinquer avec eux : et va pour un deuxième verre de grappa. Je sors de la maison des P., veux enfourcher ma fidèle vespa, et tout le paysage se met à tourner. Heureusement, je ne suis pas loin de l’endroit où travaille mon père. Poussant ma vespa que je n’ose pas conduire, je débarque chez lui. Imaginez sa surprise : sa fille saoule au petit matin !

Une famille avec deux garçons souhaite de tout cœur la naissance d’une fille. Tous ont les yeux curieusement bridés et très petits, ce qui les rend très laids. Naissance facile de la petite fille tant attendue. Un problème se pose ; l’expulsion du placenta tarde et je me vois obligée de pratiquer une délivrance manuelle. N’allez surtout pas raconter cette histoire au monde médical, je me ferais traiter de criminelle et pourtant... Tous sont en extase devant la dernière arrivée ; j’entends encore leurs exclamations « Mon dieu qu’elle est belle ! » Elle a des yeux grands ouverts.

D’habitude, pour accoucher la mère, j’utilise la table de cuisine, très inconfortable pour la parturiente. Je décide de changer de méthode et de permettre aux femmes d’accoucher au bord du lit en le protégeant d’une grande toile cirée, proposition qui est refusée chez celles qui ont plusieurs enfants.

Je rase le périnée au minimum, juste pour éviter une infection en cas d’épisiotomie ou de déchirure. Chez Monsieur et Madame M. naît un beau petit garçon, Eric. J’ai procédé comme d’habitude et tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes si la mère de Madame M. n’avait pas cru bon de raser également le mont de Vénus. Elle a lu dans je ne sais quel magazine que c’est plus « moderne ».
Les belles-mères et mères sont parfois bien encombrantes.

Je serai probablement la dernière accoucheuse à domicile dans ma région pour de nombreuses années. Les couples vont de plus en plus souvent faire le choix de voir naître leur enfant à la maternité. Quelques années plus tard, en 1965, les accoucheuses confondues avec des infirmières spécialisées se verront retirer le privilège de présider aux accouchements normaux, Le terrain est occupé entièrement par les « génies-cologues » – permettez-moi ce jeu de mots.

Je ne porte pas de jugement sur cette évolution des mœurs. On pense parfois qu’il s’agit pour les parents d’un choix fait en toute liberté. Derrière ce choix, il y a toute une manipulation des pouvoirs médicaux et politiques : il m’a fallu beaucoup de temps pour en prendre conscience.

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