Aujourd’hui, en 2010, Élise est âgée de 86 ans. Elle habite toujours aux Awirs, le village natal de ma maman. Pendant 30 ans, elle a été notre « marchande de lait » jusqu’à ce qu’elle range à tout jamais sa charrette en bois cerclée de ferrailles.

Lorsqu’elle débuta dans ce métier, elle avait seize ans et voyait la famille s’agrandir par la naissance de sa petite sœur Andrée. Elle acheta sa charrette à Engis, bien décidée à s’en servir pour gagner sa vie.

Chaque matin, du lundi au vendredi, un camion venant de la laiterie de Stembert s’arrêtait devant chez elle entre 8 h et 8 h 30. Le livreur remplissait de lait pasteurisé trois grandes cruches en inox d’une contenance de vingt litres chacune. Élise les chargeait sur sa charrette à bras et commençait sa tournée sans attendre. Il lui était interdit d’aller chercher le lait dans les fermes du voisinage : seul le lait pasteurisé pouvait être vendu de cette façon.

Ne pouvant prévoir exactement la quantité de lait qu’elle allait vendre durant la journée, la marchande de lait se contentait de faire remplir ses trois cruches et de servir ses clients jusqu’à ce qu’elles soient vides. Elle vendait le lait à la mesure, par décilitre ou par demi-litre. Quand il lui en restait, à la fin de sa tournée, elle en faisait de la maquée. C’est ainsi que certains jours de la semaine, on pouvait en plus lui acheter de la maquée au poids.

La marchandise livrée, Élise empoignait fermement des deux bras sa lourde charrette pour repartir d’un pas alerte. Les deux grandes roues activées l’emmenaient un peu plus loin. Pendant trente ans, par tous les temps, elle a poussé sa charrette à bras sur les larges trottoirs. Son parcours allait d’Engis à Flémalle en passant par une partie des Awirs et en traversant tout le village de Chokier. Elle avait la Meuse pour témoin de ses allées et venues.

Quand sa sœur Andrée a eu vingt ans, elle a décidé d’aider son aînée à faire la tournée. À deux pour pousser la charrette à bras à tour de rôle, c’était nettement plus facile et aussi plus rapide. En général, elles étaient de retour chez elles vers midi.

À la maison, un pot vide était posé sur l’appui de fenêtre. Fidèle au poste, il attendait le passage de la marchande de lait frais. Il me semble que je la vois encore arriver vêtue de son tablier bleu. Elle arrêtait sa charrette devant la maison et remplissait le récipient en échange de quelques francs. Pour mieux conserver le lait, maman le cuisait sur la cuisinière à charbon en surveillant bien la marmite. Parfois, elle en achetait un peu plus en vue de le faire mijoter avec du sucre, de la cannelle et du riz.

Quand on s’offrait de la maquée, c’était jour de fête. Je tendais la main pour qu’Élise ou Andrée l’y dépose délicatement. J’aimais sentir son humidité sur ma peau, et la paume de ma main s’imprégnait de sa bonne odeur. La maquée fraîche avait une forme carrée et était emballée dans du papier blanc opaque. Nous l’étendions sur notre pain, parsemée de sucre fin ou de cassonade.

Et puis un jour, les grandes cruches ont disparu de la charrette. Elles avaient été remplacées par des bouteilles en verre d’une contenance d’un demi-litre ou d’un litre. C’était du lait entier, qui avait un tout autre goût. Les bouteilles vides et bien rincées étaient consignées et reprises par la marchande de lait.

Au fil du temps, Élise a dû se rendre à l’évidence. Elle ne vendait pratiquement plus de lait lors de ses tournées. Il était temps, pour Andrée et elle, de passer à autre chose…

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