D’après les propos recueillis auprès de Josée Cornet, ma maman.

À Chokier, près de Liège, village natal de ma maman, il y avait un passage d’eau situé à quelques mètres en amont du moulin où, petite, il me plaisait d’aller acheter des grains pour nourrir les poules et les lapins.

Coiffé de son éternelle casquette, chaudement vêtu et une pipe en bouche, le passeur d’eau attendait les voyageurs, debout dans sa grande barque ou assis sur un muret au bord de la Meuse. Qu’il neige ou qu’il vente, il était fidèle au poste en hiver comme en été. Il permettait aux villageois, commerçants, promeneurs et autres de se rendre à Ramet. Même le curé empruntait ce moyen de transport pour se rendre sur l’autre rive du fleuve. L’exploitation du passage d’eau était soumise à des règles très strictes.

L’embarcation était amarrée à un pieu large et haut, au pied d’une rampe d’accès en pente douce. Un embarcadère en bois facilitait la montée et la descente des passagers. La barque avait un fond plat et était longue d’au moins sept à huit mètres. Une vieille planche en sapin servait de banquette. Chacun devait respecter le tarif affiché et donnait les quelques centimes requis au passeur d’eau en descendant sur l’autre rive.

Un gros câble en acier avait été solidement fixé pour relier les deux berges. Maintenue à ce câble, la barque ne risquait pas de partir à la dérive. Les passagers n’auraient pas apprécié d’être débarqués loin de leur destination. Quelques accidents sont toutefois arrivés. La barque ayant chaviré, des personnes se sont noyées dans les eaux froides et tumultueuses du fleuve.

Ce long câble pendait profondément dans l’eau pour ne pas gêner le passage des péniches transportant toutes sortes de matériaux. Le passeur d’eau tirait de toutes ses forces sur une sorte de maillet en bois entaillé fixé au câble pour faire progresser l’embarcation.

Enfant, ma maman n’aimait guère ces courts voyages. Le clapotis des vagues cognant contre la coque en bois l’effrayait. Quand elle voyait le câble tiré par le passeur surgir de l’eau profonde comme un grand serpent des mers, elle se réfugiait dans les bras de sa grand-mère et fermait les yeux. Des gouttes d’eau atterrissaient sur son visage et ses vêtements.

Quand il n’y avait que quelques passagers, la tâche semblait facile au passeur d’eau habitué à faire les navettes, malgré l’effort constant qu’il devait fournir pour faire traverser le fleuve à son embarcation. Il n’était pas rare de voir un vélo, une brouette, un chariot et même une voiture d’enfant sur la longue barque.

Lorsqu’il transportait des hommes accompagnés de leurs animaux, c’était nettement plus ardu. Le bétail venant de la ferme se montrait souvent rebelle. Le passeur empoignait cheval, chèvre, vache ou cochon fermement, tirait l’animal ou le portait au milieu de la barque. Effrayées par les eaux profondes de la Meuse, certaines bêtes essayaient de se sauver en sautant dans l’eau, risquant de se faire emporter par le courant fort. Quand on embarquait des animaux, les passagers avaient intérêt à se tenir fortement. Ça tanguait dangereusement dans tous les sens.

Quand tout le monde était bien installé, la traversée pouvait commencer. Avant de démarrer, le passeur d’eau s’assurait qu’aucune péniche n’était en vue. Comme la Meuse était assez large à cet endroit, il fallait de dix minutes à un quart d’heure pour faire la traversée. Une collision avec un gros bateau aurait pu entraîner la mort de beaucoup de passagers.

Lorsque la Meuse était en crue ou recouverte d’énormes blocs de glace, l’embarcation ne quittait pas son pieu d’amarrage car le danger de la voir chavirer était trop important.

En été, il arrivait au passeur d’eau d’apprendre à nager aux enfants et aux adultes qui le souhaitaient. Mon arrière-grand-mère ne l’a jamais autorisé à ma maman. L’eau de la Meuse était froide, rarement calme et grouillait de poissons, d’anguilles et d’écrevisses. Par endroit, elle était nauséabonde malgré le courant parfois très fort.

Le passage d’eau entre Chokier et Ramet est probablement le plus ancien de l’entité de Flémalle. On en trouve des traces historiques dès 1477 : le premier passeur d’eau dont on a retenu le nom s’appelait « Hans le passeur ». Ce passage est certainement celui qui a été le plus photographié car il apparaît sur diverses anciennes cartes postales.

C’est en 1937, suite à la construction du pont-barrage d’Ivoz-Ramet, que l’activité du passeur d’eau a cessé. Toutefois, elle a recommencé en 1940 quand la Seconde Guerre mondiale a éclaté, et a duré encore quelques années.

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