Chez mes parents, nous avons toujours eu des servantes. Paula était l’une d’elles. Aujourd’hui, quand je pense au travail qu’elle abattait quotidiennement pour sans doute un bien maigre salaire, je ressens de la tristesse et même de la révolte : c’était véritablement de l’esclavage ! Du plus loin que je m’en souvienne, je n’ai pas souvent vu Paula sourire...

Paula était chargée de tenir une grande maison : sans machine à laver, elle faisait la lessive pour dix personnes. Elle ouvrait la porte aux clients de mon père : chaque après-midi, elle montait une dizaine de fois l’escalier des sous-sols au rez-de-chaussée pour aller ouvrir la porte. Elle préparait les repas, servait à table, desservait, lavait la vaisselle, récurait le corridor de marbre blanc ainsi que les sous-sols... Sa vie se passait dans trois pièces en enfilade au sous-sol : une salle à manger, une petite pièce avec la chaudière à charbon et la cuisine qui se terminait par une petite cour extérieure. Le soir, éreintée, elle montait dans sa mansarde non chauffée l’hiver et surchauffée l’été.

Paula ne s’occupait pas de nous les enfants, c’était la tâche de maman. Je voyais Paula uniquement pendant les repas que nous prenions tous ensemble dans la salle à manger. Paula, elle, mangeait toute seule dans la cuisine, en nous tournant le dos. Cela me rendait un peu triste. Lors d’une soirée, mon père l’a invitée dans notre salle de jeux où la famille se réunissait. Elle s’est installée dans le fauteuil, tellement contente.

De temps en temps, elle sortait avec des copines au cinéma. Elle avait droit à un week-end de congé par mois. Elle quittait alors la maison le samedi après avoir lavé la vaisselle de midi et revenait le dimanche soir ! Elle habitait très loin de chez nous, dans un petit village de Flandres dont je ne me rappelle plus le nom.

Paula désirait tellement me présenter à sa famille qu’un jour elle demanda à ma mère si je pouvais l’accompagner. Je devais avoir cinq ou six ans. Cela se passait en 1936 ou 37. Avec l’accord de ma mère, nous voila parties, Paula et moi, ma petite main calée dans sa grande main rugueuse. Après avoir pris le bus pendant un long moment, nous sommes arrivées à destination, c’est-à-dire en bordure d’une rivière. Ce jour-là, il faisait brumeux, sombre et humide. Le seul moyen de franchir ce cours d’eau était de faire appel au rameur. Le rameur tenait le café en face de l’embarcadère. Il a servi son dernier client puis nous a rejointes. Je crois bien qu’il se prenait pour un vrai marin, il en avait l’allure, la casquette et la barbe. Mes vêtements de ville n’étaient pas très appropriés à cette aventure. Je n’étais guère à l’aise en m’installant dans sa barquette avec mon petit baluchon, mais Paula veillait sur moi.

De l’autre côté de la rivière nous attendait le frère de Paula venu nous chercher en charrette à bras. Il m’installa dedans avec les bagages. Les roues étaient en bois et j’eus bien du mal à me tenir tant j’étais secouée. Une fois devant la maison, quel tintamarre : le chien aboya en venant à notre rencontre, les poules, les oies et les canards nous accueillirent en poussant de grands cris.

Les parents de Paula nous attendaient sur le pas de la porte. Ils nous ont conduites dans une vaste pièce, une pièce unique, avec en son centre un grand feu qui réchauffa instantanément les transies que nous étions. Ils étaient chaleureux, s’empressaient autour de nous. Comme je ne les comprenais pas, Paula servait d’interprète. Très vite, tous les voisins défilèrent pour me voir, sans que je comprenne très bien ce qui provoquait leur curiosité. Je voyais Paula fière de l’intérêt que je suscitais.

Très vite vint l’heure du coucher. « Ici on se couche avec les poules » a dit le père de Paula. Il n’y avait pas de chambres, pas de confort. Autour du feu central nichaient des alcôves, sortes de cavités dans les murs à différentes hauteurs dans lesquelles chacun trouvait place sous un gros édredon. Toute la famille dormait là. Ce soir-là, je dormis dans le même lit que Paula. C’était convivial parce que la conversation s’engageait entre tout ce petit monde. Bien entendu, je ne comprenais pas un traître mot de ce qui se disait, mais ces sons qui peu à peu se dissipaient me bercèrent jusqu’à m’endormir.

Le dimanche matin, le père et le frère m’emmenèrent voir les vaches et les porcs. Les poules couraient derrière nous. Avec mes petits souliers vernis je n’étais pas prête à aller dans les prairies, aussi m’a-t-on donné une paire de bottes déjà bien crottées. J’étais aux anges ! Dès le dimanche midi, il nous a fallu plier bagage si nous voulions être de retour à Bruxelles avant la soirée. Les adieux furent touchants. On me fit promettre de revenir quand ce serait la kermesse. J’ai conquis ce village et ce village m’a conquise. Je me rends compte à présent que j’ai vécu là une expérience unique à l’âge de cinq ans. Je ne me suis pas privée d’en faire le récit aux enfants de mon âge dès mon retour à Bruxelles.

Un dimanche soir, Paula ne rentra pas. Nous n’en avions pas été averties. Ma mère était furieuse. Lorsque Paula arriva le lundi matin, ma mère ne voulut rien savoir de ses explications. « C’est scandaleux » disait-elle. Pauvre Paula ! Je trouvais cette réprimande très injuste de la part de ma mère car je savais où se trouvait son village, combien d’heures il fallait pour y arriver… Ma mère était dure, mais Paula osa lui tenir tête, ce qui força mon admiration.

Paula avait une vingtaine d’années. Elle resta deux ou trois ans à notre service. Je n’ai aucune idée de ce qu’elle est devenue après son départ.

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