Entre 1866 et 1910, quelques 500.000 Flamands ont émigré vers la Wallonie à la recherche de travail, poussés par les épidémies, les mauvaises récoltes, les crises alimentaires et la pauvreté. D’autres émigrations, moins importantes, se dérouleront jusqu’en 1950.

A 18 ans, il s’était engagé pour les Pays-Bas et il était parti combattre aux Indes néerlandaises. A 20 ans il revenait dans sa petite ville natale de Flandres. Depuis, tout le monde l’appelait « Jan l’Oriental » (Jan Oosterlink) et ce surnom lui resta toute sa vie. Elle s’appelait Maria-Magdelena. Ce prénom étant trop long, on l’appelait tout simplement « Lène ».
Aujourd’hui, dans cette petite ville de Flandres, c’est la fête : Jan l’Oriental revient au pays. En ce temps-là, il n’y avait pas beaucoup de distractions en Flandres, personne ne voyageait, aussi le retour de Jan l’Oriental, revenant victorieux des Indes néerlandaises, était un grand événement. Toute la ville, fanfare en tête, s’apprête à aller l’attendre à la gare.
Les amies de Lène viennent la chercher : « Tu viens, Lène, nous allons toutes à la gare accueillir Jan l’Oriental. » Lène refuse en disant : « Je ne me dérange
pas pour ce niais. »

Le train entre en gare. Voilà Jan l’Oriental dans son bel uniforme. La fanfare joue, tout le monde crie et l’applaudit. Jan l’Oriental est porté en triomphe sur les épaules de ses amis. On fait ainsi le tour de la ville, puis on finit dans les cafés, où l’on boit, où l’on chante, où l’on danse. Jan s’adresse à un groupe de jeunes filles : « Alors les filles, vous êtes toutes venues me voir ? » « Non, il y en a une qui n’a pas voulu nous accompagner. Elle s’appelle Lène et elle a dit qu’elle ne se dérangeait pas pour un niais. » Jan est piqué au vif et curieux, il propose : « Allons-y, allons tous ensemble voir Lène. » Cela amuse tout le monde et tous sont d’accord. Le cortège se reforme, fanfare en tête, et on part vers la maison de Lène. Arrivé à destination, on fait silence et on appelle Lène. « Viens voir, c’est Jan l’Oriental, il vient te saluer. » Lène ouvre sa fenêtre. Elle voit Jan sur les épaules de ses amis. Le silence est total. Lène dit : « Bonjour Jan » et lui répond : « Bonjour Lène. » Ce fut tout et c’est ainsi que mon grand-père Jan et ma grand-mère Lène venaient de faire connaissance. La fanfare se mit à jouer une belle romance d’amour. Et cette fois Lène accompagna les joyeux fêtards.

Quelques semaines plus tard eut lieu le mariage de Lène et Jan. Les amies de Lène riaient : « Mais Lène, tu avais dit que Jan était un niais. » « Je suis toujours du même avis, répondit ma grand-mère, mais je l’aime. » Et Jan dit à Lène : « Je t’épouse parce que tu es la femme la plus intelligente de la ville, toi seule me comprends. »

Lène et Jan ont uni leur vie. Ils sont très pauvres. Jan est tisserand dans une des nombreuses usines de Flandres. La belle toile de lin des Flandres est célèbre. Mais les tisserands travaillent dix heures par jour pour gagner si peu d’argent. De plus Lène est malheureuse. Elle a donné naissance à trois beaux enfants. Mais en ce temps-là, la mortalité infantile est très forte et Lène n’a pas eu de chance. Ses trois petits sont déjà morts. Même la petite Germana, qui a vécu jusqu’à ses 17 mois, s’est endormie pour toujours.
Lorsque Lène tombe enceinte pour la quatrième fois, elle va à l’église et se prosterne devant la statue de Notre-Dame : « Faites que mon quatrième enfant reste en vie. Je vous consacre mon enfant. Je fais la promesse, si c’est une fille, de l’appeler Maria comme vous. Si c’est un garçon ce sera Joseph, le nom de votre époux. » Lène, comme les gens de son temps et de sa région, est très croyante. Elle garde espoir. L’enfant vint au monde. C’était une fille et on lui donna comme prénom Maria Joséphine. Elle resta en vie et vécut très longtemps. Heureusement car Maria Joséphine, c’est ma maman. Maria Joséphine est une petite fille en bonne santé. Elle court sur la rue avec tous les enfants. Elle se bat avec les garçons et quand il est question de grimper aux arbres, c’est elle qui parvient à la plus haute branche.

Maria a 8 ans et son petit frère Elias 3 ans quand un événement transforma la vie de la petite famille et de leurs descendants.
C’était un dimanche et Jan faisait sa promenade dominicale. Il rencontra un groupe de collègues et voisins. Ceux-ci étaient les premiers socialistes qui essayaient de faire connaître leurs idées en Flandres. Ils voulaient défiler en ville, mais leur drapeau rouge appuyé contre un mur, personne n’osait le porter. Ceci intéressa vivement Jan. Bien que n’ayant que de vagues idées de ce qu’était le socialisme, il voulait venir en aide aux copains. Il trouvait aussi très « farce » de parcourir les rues avec un drapeau. Il avait déjà vu souvent l’un ou l’autre défiler portant un drapeau. Et celui-ci ne lui paraissait pas plus extraordinaire que les autres. Et voilà mon grand-père Jan portant le drapeau rouge dans toutes les rues de la ville, suivi du petit groupe de socialistes.

Dans les Flandres catholiques de cette époque, être socialiste équivalait à être le diable. Et Jan qui avait porté le drapeau rouge était considéré comme le meneur des sans Dieu et des révolutionnaires. Le lendemain matin, Jan ne pensait même plus à sa promenade de la veille et se présenta comme d’habitude à son travail à l’usine. On lui apprit qu’il était congédié. Jan n’était nullement inquiet, il y a tant d’usines de textiles en Flandres. Mais partout où il se présenta, on refusa de l’engager. Toutes les usines étaient déjà averties que Jan avait porté le drapeau rouge. Il n’y avait plus de travail pour lui en Flandres. Jan, Lène et leurs deux enfants n’avaient plus de pain. Jan prit alors une grande décision, la seule possible : quitter les Flandres et se rendre en Wallonie pour y chercher du travail. Les deux enfants furent confiés à des oncles et tantes, eux-mêmes très pauvres, avec la promesse que dès qu’ils en auraient les moyens ils enverraient de l’argent pour payer les frais.

Ce matin, Jan et Lène partent à pied vers la Wallonie. Les voilà séparés de leurs enfants, sans travail, sans logement et avec très peu d’argent. Jan a emporté sa charrette à bras. Sur celle-ci leur maigre bagage. Jan tire, Lène pousse. Chemin faisant, Jan a la bonne idée de se procurer à prix de gros des babeluttes et autres caramels ainsi que des feuillets reprenant recto-verso les paroles de chansons à la mode. Ils cheminent de villes en villages, de kermesses en marchés. Lène chante, de tout son cœur, les jolies ritournelles. Sa jeune et jolie voix attire les curieux. Jan présente ses friandises. Au lieu d’envelopper ses caramels dans de simples sachets, il enroule en cornet chaque feuillet musical qu’il remplit de sucreries : les clients emportent pour quelques sous les chansonnettes et les babeluttes. Ce modeste commerce leur rapporte de l’argent, ce qui les encourage à continuer leur chemin. Chaque soir, ils demandent le gîte chez de braves paysans qui les accueillent et leur offrent quelques pommes cuites dans leur peau. Si grand est leur épuisement que souvent ils s’endorment sans avoir la force de manger.

Un soir ils s’arrêtent dans une grande ville, entourée de collines verdoyantes, « Liège la Cité Ardente » traversée par un large fleuve, « La Meuse ». Les citadins parlent le français et le wallon. Jan et Lène ne comprennent pas un mot. Mais ils sont conscients qu’ils sont arrivés à destination. Que là sera désormais leur vie, et leurs espoirs. Jan dit à Lène : « La belle toile de Flandres que je ne peux plus tisser, maintenant je vais la vendre. J’irai dans les magasins présenter la toile blanche pur lin pour les draps de lit et taies d’oreiller. Je vendrai la belle dentelle de Bruges pour border draps et taies. Je vendrai la toile bleue pour les bleus de travail dont les travailleurs ont besoin. » Et Lène dit : « Nous serons deux à travailler, j’irai faire de même dans d’autres villages, ainsi notre gain sera double. »

Les débuts ne furent pas faciles pour nos deux représentants de la toile. Jan qui ne parlait pas encore la langue française devait se contenter de montrer ses toiles en disant « pur lin », ce furent ses deux premiers mots de français et il écrivait les prix sur un petit carnet. Et lui qui en Flandres s’appelait « Jan l’Oriental » s’appela ici « Jan pur lin. » Jan et Lène furent bien accueillis en Wallonie. Les Wallons avaient bon cœur et ils dépensaient largement. Les clients leur permirent de gagner leur vie et devinrent même tous des amis fidèles.
Le premier hiver fut très dur pour Lène. Épuisée par ce dur métier, elle voulut abandonner. Mais elle pensait à ses deux enfants et retrouvait un courage tout neuf : « J’ai continué pour que mes enfants ne vivent jamais ce que je peinais dans le présent. »

Il faut admirer leur courage, leur endurance. Ils ont réussi. Bientôt leur commerce prospéra. Ils vendaient linge de maison, linge de corps, tissus pour les robes de dames, tissus pour les costumes d’hommes. Et même lunettes de lecture et pince-nez. Finalement ils essayèrent aussi le commerce de fourrures qui fut très lucratif. C’était la mode pour les dames de porter sur les épaules et autour du cou, une fourrure de renard. Ces fourrures avaient même la tête aux yeux de verre et la magnifique queue.

Lène et Jan firent fortune. Au moment de sa retraite Jan était propriétaire de trente-deux maisons dont deux cafés, acquis dans sa ville natale de Flandres où il voulait retourner un jour. Jan mon grand-père et parrain eut une belle vieillesse. Après sa réussite commerciale, il retourna dans sa petite ville de Flandres, devenue une grande et belle ville. Il y vécut ses dernières années heureux et respecté de tous.

J’avais cinq ans lorsqu’une nuit je fis un rêve et mes pleurs réveillèrent ma petite famille. Maman, venue me consoler, demanda la raison de mon chagrin. J’ai répondu : " Je pleure parce que mon parrain est mort. " On me dit que ce n’était qu’un rêve et non la réalité. Pourtant le lendemain un télégramme nous parvenait : " Père décédé ".
Ainsi s’est terminée la vie, combien courageuse de mon grand-père et parrain, par un beau dimanche après-midi. Après avoir fait, en pleine santé sa promenade dominicale dans sa chère ville de Flandres, sans même comprendre que sa vie s’en allait. Ayant déjeuné de bon appétit, il se préparait à faire une petite sieste. Comme un arbre foudroyé par l’éclair, il s’effondra.

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