Les Gueules noires : c’est ainsi que l’on nommait les mineurs lorsqu’ils remontaient à la surface après une pénible et laborieuse journée de travail « ès beur » (dans le bure, dans la mine).
Petite fille de 7 à 11 ans, à la fin des années 30, j’étais très impressionnée de voir ces visages noircis par le travail d’extraction de la houille ; le blanc des yeux tranchait avec la couleur « houille » de la peau ; je croyais voir deux petits phares protégés par un casque rond. Ces hommes me rappelaient singulièrement le Père Fouettard, le « hanscrouff » de Saint-Nicolas. J’avais peur d’eux…
Cependant, leur sourire semblait exprimer la satisfaction d’avoir « terminé journée », comme on disait, et de retrouver enfin la lumière du jour. La chaleur accablante de la mine les déshydratait complètement. Ils avaient de grandes soifs, et besoin de détente. Aussi, avant de reprendre le chemin de la maison, bon nombre d’entre eux s’engouffraient dans les deux cafés exploités en face de la sortie du charbonnage du Gosson n°1.
Malheureusement, ils buvaient plus que de raison et y laissaient souvent une partie importante de leur paye, oubliant femme et enfants qui vivaient dans un grand dénuement. Régulièrement, des épouses venaient rechercher leur mari ou envoyaient les enfants pour tenter de ramener leur père à la maison ; celui-ci, humilié et mécontent, provoquait des disputes se terminant souvent par des violences physiques.
Les charbonnages ont certes fait la richesse de la Wallonie durant de nombreuses décennies mais parler de la mine sans souligner la dureté de la condition ouvrière serait manquer de respect à l’égard de ces hommes, ces femmes, ces enfants qui y ont laissé leur santé et parfois leur vie. Nombreuses ont été les victimes du grisou et des accidents de mine. Nombreux aussi ont été les actes héroïques au quotidien de ces « Gueules noires » que leur caractère bourru rendait malgré tout sympathiques.
Aujourd’hui, je me rends mieux compte de ce qu’a été la vie de travail de beaucoup d’habitants de mon quartier : travail rude, dangereux, harassant, malsain. Beaucoup y ont perdu la santé, les poumons étant atteints de la maladie dite des mineurs, la silicose.
En écrivant ces lignes, je réalise à quel point j’ai baigné dans cette « culture des charbonnages », et combien l’histoire, le vocabulaire, la mentalité, le mode de vie ont façonné mon enfance. En effet, j’ai toujours vécu à Montegnée près de Liège sur le plateau du Homvent, parsemé depuis le XVIe siècle de nombreuses bures d’exploitation charbonnière : Gosson, Petit Corbeau, Agèsse, etc.
Mes grands-parents maternels se sont installés en Wallonie en 1903 pour gagner leur vie, à une époque où la Wallonie était prospère grâce à la richesse de son sous-sol : les nombreux charbonnages attiraient une main-d’œuvre nombreuse venue du Limbourg et de Campine, régions moins favorisées à cette époque. Je me rappelle les cars flamands sillonnant les rues du quartier pour amener les ouvriers mineurs à leur poste de travail et reprendre ceux qui terminaient leur journée.
Certains ouvriers trouvaient à se loger sur place. A une certaine époque, nous avions chez nous un « logeur », « Pierket ». Il reniflait régulièrement des pincées de poivre moulu pour se faire éternuer : « Il faut éliminer les poussières de charbon qui vous collent dans le nez » disait-il avec son accent particulier ; la détonation ne se faisait pas attendre : il éternuait violemment en se cachant le nez dans un grand mouchoir de poche à carreaux bleus ou rouges. Il pratiquait une autre « technique santé », comme tous les mineurs d’ailleurs : il chiquait à longueur de journée ce que l’on appelle « des chiques de rolle », que maman vendait aussi au magasin ; il s’agissait de petites boules ou petits rouleaux de feuilles, probablement de tabac, compressées et macérées dans un jus brun. Ces « chiques de rolle » lubrifient et purifient la gorge des mineurs, disaient-ils ! Il n’est pas rare de voir les lèvres et les dents de ces chiqueurs jaunies et parfois même noircies. Mes sœurs et moi étions fascinées par ces exercices de prévention-santé répétés journellement.
Resté veuf, avec cinq garçons à élever, éduquer et nourrir, mon grand-père paternel, Jacques, a fait face avec beaucoup de courage à une situation familiale dramatique dans un contexte social inhumain. Il travaillait 10 à 12 h par jour dans la mine, et dans des conditions plus difficiles encore durant la guerre 1914-1918. Mon père a grandi dans la pauvreté, les privations et le manque de présence maternelle. Et à l’âge de 9 ans, il est à son tour descendu dans les mines du charbonnage du Gosson, et ce jusqu’à son mariage avec maman.
Après la guerre 1940-1945, l’extraction du charbon dans la région liégeoise devint de plus en plus difficile et onéreuse : il fallait parfois descendre à mille mètres pour accéder aux veines. Malgré de nombreuses subventions, les autorités décidèrent alors la fermeture des charbonnages : le Gosson n°1 a été fermé le 2 mai 1959 et le Gosson n°2 quelques années plus tard, le 29 janvier 1966.
Quel drame pour les familles des mineurs et pour toute l’activité commerciale qui s’était développée autour de cette activité ! La plupart des travailleurs ont cherché à se replacer dans les petites entreprises des environs, dans l’industrie sidérurgique du Bassin de Seraing (Cockerill, Vieille Montagne). Certains n’ont pu retravailler, victimes de maladies des mineurs, dont la silicose.