Paroles recueillies et mises en texte par Yassine, fils de Naïma
et petit-fils de Mohamed et Aïcha.
Mohamed L., mon grand-père, voit le jour le 1er janvier 1934 dans une famille de paysans dans le petit village de Beni Yatfa situé à trente kilomètres de la ville côtière d’Al-Hoceïma, dans le Rif, territoire aride et montagneux au Nord du Maroc. Mohamed est l’aîné d’une famille de huit enfants, quatre filles et quatre garçons. Son père, Omar avait épousé une des plus belles filles du village, Fatouch. Mohamed aime beaucoup ses sœurs, Rahma, Fatima, Mina et Zayna. Mais elles décèdent quasi toutes en bas-âge sauf Rahma, dont Mohamed se souvient encore. Elle meurt à l’âge de onze ans des suites d’une pneumonie. Ses frères, Hayachi, Boutahar et Abdelkrim sont plus costauds. Ils vivront très longtemps.
A huit ans, responsable de famille
Etant donné qu’il est né à la campagne et qu’il est l’aîné, Mohamed n’ira jamais à l’école. Il faut aider à la ferme. En 1942, alors qu’il n’est âgé que de huit ans, c’est le drame : son père les abandonne, sa mère, lui et ses trois frères. Alors, il faut se débrouiller seuls. Il trouve un travail et un logement pour lui et ses proches, offert par les habitants du village. La générosité est grande entre paysans. Mohamed se lève tous les jours à l’aube pour aller chercher de l’eau au puits, travaille durement la terre, emmène les troupeaux paître et vend quelques grains de blé au marché dominical situé à vingt kilomètres de sa maison. Très tôt il devient responsable d’une famille. C’est le préféré de sa mère qui le dorlote avec peu de moyens et beaucoup d’affection. La famine, la sécheresse, la faim et la douleur n’auront pas raison des liens qui unissent la famille. Les quatre frères grandissent entourés de l’amour d’une mère.
A quinze ans, première migration à Tanger
Quelques années plus tard, à l’âge de quinze ans, Mohamed décide de quitter sa campagne natale pour tenter l’aventure à Tanger. A l’époque, cette ville située au croisement de l’Atlantique et de la Méditerranée jouit d’un grand prestige : elle a un statut international entre 1925 et 1956, année de l’indépendance du Maroc. Il y a donc du travail pour tout le monde. Il part de nuit avec septante dirhams en poche (six euros) rejoindre son frère Hayachi, qui, arrivé quelques mois plus tôt, avait le souhait de faire venir sa mère et ses frères. Mohamed part donc en second. Il découvre une très grande ville, en comparaison à son village natal et ne s’y sent pas très bien. Tant pis, il reste et trouve quand même un petit travail de concierge dans un immeuble, il y dort, mange et prie Allah pour une meilleure vie.
Quelques mois plus tard, rien n’y fait, il a le mal du pays. Son frère et lui sont des paysans et ils éprouvent tous les deux quelques difficultés à s’acclimater. En 1952, ils décident de retourner au Rif. Surprise de les voir de retour, leur mère leur promet de les rejoindre à Tanger avec les deux autres frères. C’est ainsi qu’en 1953, la famille à nouveau recomposée s’installe dans le quartier populaire de Larhzifatte, un ancien bidonville.
A vingt-deux ans, propriétaire de deux magasins
Mohamed est motivé et veut rendre sa mère fière de lui. Il trouve un travail dans une petite épicerie. Il fait d’abord le ménage, ensuite il gagne la confiance du patron, devient caissier et enfin gérant. Tout cela en trois ans. En 1956, il devient propriétaire de l’épicerie, et décide de la mettre entre les mains de son petit frère Boutahar. Il se sent bien, mais il en veut plus. Il ouvre sa propre boutique de tissus, foulards, sacs à mains et autres accessoires pour femmes sur la plus belle avenue de Tanger de l’époque, avenue de Fez. Il est heureux et sa boutique marche très bien. C’est plutôt un bel homme, respectueux et qui sait parler aux clientes.
Coup de foudre et mariage
Lorsqu’il rencontre Aïcha en mai 1959, c’est le véritable coup de foudre. Elle est orpheline de père et mère, vit et travaille à Tanger depuis quelques années. Aïcha a laissé ses quatre grands frères et sœurs dans le petit village de Hede Rouadi, non loin du village natal de Mohamed. Elle a aussi tenté sa chance à Tanger. Elle est la cadette et lui l’aîné. Leurs histoires se ressemblent quelque peu et ils s’apprécient tout de suite. Ils ont connu la famine, la misère et ne cessent d’échanger leur parcours … Quelle coïncidence ! Tous les soirs, après le boulot, il la retrouve au Café Paris où ils sirotent un thé à la menthe fraîche. Ils se promènent ensuite pendant des heures sur les boulevards Pasteur et Mohamed V. Et c’est tout naturellement qu’au printemps 1960, il demande sa main à son cousin et tuteur.
A cette époque, Aïcha travaille auprès d’une riche famille de juifs marocains qui la considèrent comme leur fille. Etant donné qu’il se marie, Mohamed souhaite que sa femme ne travaille plus. Comme dans toutes les familles de l’époque, les frères mariés vivent ensemble dans la maison familiale avec la maman qui veille sur ses belles-filles lorsque les hommes vont travailler. Aïcha est contente mais elle rêve d’autre chose et surtout d’agrandir la famille. Elle fait trois fausses-couches et sa peine ne fait que grandir à chaque fois que sa belle-sœur met au monde ses enfants.
Par un beau jour d’été 1962, alors que les télévisions et radios ne cessent de parler depuis quelques semaines de possibles conventions entre le Maroc et la Belgique pour l’envoi de travailleurs, Aïcha demande à Mohamed d’aller se renseigner. Il semblerait que des voisins soient déjà partis sur ce contient où le travail et l’argent ne manquent pas. Il faut tenter sa chance … Mais, Mohamed est très prudent et prend le temps de la réflexion. Il a pu certes quitter son village natal et s’installer en ville mais il s’agit maintenant de partir en Belgique, et donc de se frotter à une autre langue, une autre culture, un autre paysage et un autre climat ! Il n’en est pas question : il n’a jamais été à l’école, et puis, se séparer de sa famille va être trop dur … Mais Aïcha a des arguments plus convaincants. Elle lui parle d’indépendance du couple, de se prendre réellement en charge et de ne pas continuer à dépendre des frères et belles-sœurs. La vie en « communauté » n’est pas aussi simple et il arrive souvent que des conflits éclatent entre belles-sœurs et belle-mère. Aïcha est respectueuse des valeurs traditionnelles mais n’a pas sa langue en poche.
Départ en éclaireur pour la Belgique
Et c’est ainsi que le 20 mai 1963, Mohamed arrive à la Gare du Midi à Bruxelles, avec quelques amis du quartier. Il est parti en « éclaireur ». Aïcha est restée à Tanger. Avant de la quitter, Mohamed a dit à sa femme : « Je te promets que si la vie est bonne en Belgique, je reviens te chercher au plus vite. »
Une nouvelle vie commence pour lui. Sa devise en tête, « Celui qui a des yeux et une langue, ne se perd jamais », il arpente les rues de Bruxelles à la découverte de celle qui allait devenir la Capitale de l’Europe. Quelle ville ! Ici tout est gris et les gens sont tristes. Les rues sont toujours calmes, les trottoirs sont propres et les enfants jouent avec leurs bicyclettes. Il ne comprend rien à cette langue mais il est accompagné de son ami Ahmed qui a été à l’école et qui parle un peu le Français. Le rêve se transforme très vite en cauchemar. Mohamed vit dans une petite arrière-maison très peu éclairée avec quelques compatriotes. Ils dorment sur des matelas à même le sol et ils cuisinent à tour de rôle des tajines de légumes pour se souvenir de leur pays. Il se souvient régulièrement de la grande maison familiale qu’il a achetée avec ses trois frères et où il a laissé son épouse. Il pense souvent à elle et se demande si elle pense à lui. Heureusement, il trouve très vite un emploi. Rien à voir avec son « business » au Maroc. Ici, il travaille dans une usine de ressorts à Koekelberg.
Au bout de douze mois, il a assez d’économies et décide de rentrer au pays. Toutes fières, sa mère et sa femme l’accueillent chaleureusement. Il reste trois mois à Tanger et revient à Bruxelles pour gagner encore de l’argent. A cette époque, il y avait assez de travail et les ouvriers n’avaient que l’embarras du choix. Mohamed retourne chez son premier employeur. Son objectif est de gagner beaucoup d’argent pour faire venir sa femme chérie.
Les jeunes époux réunis à Bruxelles
Aïcha rejoint son mari en janvier 1967. Elle travaille quelques mois comme aide-ménagère et tombe enceinte. Mohamed lui demande d’arrêter de travailler afin de ne pas prendre de risques et de veiller à la grossesse tant attendue. De nouveau, le drame s’abat sur eux : une fausse-couche au troisième mois de grossesse ! A l’hôpital Saint-Pierre, le gynécologue décide de faire un curetage. Il faut enlever les traces des précédentes grossesses. Elle reçoit aussi un traitement hormonal. Très triste, elle maudit la situation, la Belgique et son climat. Le soleil aurait pu lui remonter le moral ! Alors elle passe son temps à découvrir la ville avec ses copines Habiba et Zohra. Elles déambulent sur les grandes avenues du centre de Bruxelles, se rendent à la Basilique pour une promenade au vert, découvrent la tour Martini et les grands magasins comme le Bon Marché. Aïcha est très contente lorsqu’elle rencontre d’autres compatriotes. Le week-end, Mohamed l’emmène chez des amis du village natal et ils passent leurs soirées à jouer aux cartes, chanter, évoquer le pays avec une certaine nostalgie.
La famille s’agrandit, Mohamed prend un second travail
Au mois de juin 1967, Aïcha retombe enceinte et ne prend aucun risque, son mari et ses copines la dorlotent. Le 10 février 1968, nait leur premier enfant en bonne santé, Nadia. Les parents sont aux anges. Ils déménagent dans un appartement plus spacieux, dans le quartier de la Bourse. Mohamed décide de prendre un second travail. La journée, il travaille à l’usine de Koekelberg entre 6 h et 16 h. De 18 h à 21 h, il nettoie des bureaux du côté de la Bourse. A l’usine, son travail consiste à façonner diverses pièces mécaniques : ressorts pour voitures, pièces pour armes et meubles, porte de garage. Il décharge des pièces métalliques en provenance d’Allemagne. Elles sont placées dans différentes machines pour qu’il les travaille. Ensuite elles sont coupées et limées afin de leur donner une forme et finalement passées au four durant 1 h à 1 h 30. Après refroidissement, les ressorts sont emballés dans des caisses. Les caisses sont chargées dans des camions à destination de différents pays : France, Allemagne, Pays-Bas, ainsi que certains pays du Moyen-Orient.
Il ne parle pas, n’écrit pas et ne lit pas le Français. Mais ce n’est pas trop grave, car ici on parle le Néerlandais ! Tous ses collègues sont néerlandophones et lui enseignent quelques mots passe-partout du type « goeien dag, om acht uur beginnen, tot morgen, twintig minuten, verdoem !, ... »
Des voisins solidaires
Le 3 juin 1969, son fils Mustapha vient au monde. Un fils ! Quelle merveille ! Les naissances s’enchainent : le 9 juin 1970 et le 7 juillet 1971 deux autres filles, Anissa et Naïma, voient le jour. Quatre enfants, quelle joie ! La cinquième grossesse se passe très bien mais une complication lors de l’accouchement provoque le décès de la quatrième princesse. Aïcha revit les douleurs du passé mais elle n’a pas le temps de pleurer. Il y a quatre enfants qui réclament leur maman. Elle est fort touchée, mais malgré tout heureuse. La famille reçoit de l’aide de tous les voisins, Belges, Italiens, Grecs ou Turcs. La solidarité est réelle. Même le curé vient leur donner des vêtements. Les enfants n’oublieront jamais le voisin Emile qui leur donne les jouets que ses enfants devenus grands ne regardent plus.
Vacances au Maroc
Une famille de quatre enfants nécessite des soins, de la nourriture, des vêtements ... Alors, les vacances passent au second plan. Mohamed n’a pas vu sa mère depuis quatre ans. En été 1973, son patron lui octroie deux mois de vacances. Puisque le Maroc lui manque beaucoup, il décide de partir avec sa famille. Il faut bien que les enfants rencontrent leur grand-mère ! Le voyage se fait en avion : une première pour tout le monde. Arrivé dans son quartier, Mohamed s’empresse d’aller embrasser sa mère. Les retrouvailles avec la famille sont exceptionnelles. Les cousins marocains découvrent les petits Belges. « Finalement, ils nous ressemblent » pouvait-on entendre de la bouche des uns et des autres. Les vacances se passent dans la joie et la bonne humeur. Ses enfants s’entendent bien avec leurs cousins et cousines.
Après avoir revu sa famille, il retourne voir son ancienne boutique, et il est surpris de voir que même après avoir quitté le magasin, quelques années plus tôt, il tourne toujours aussi bien. Le quotidien des vacances est rythmé par des longues soirées familiales pendant lesquelles les quatre frères et leurs familles respectives se retrouvent autour de la grand-mère qui réussira tout au long de sa vie à garder les liens entre ses fils.
Les deux années suivantes, ils partent à nouveau en vacances en avion au mois de juillet.
Mohamed n’a jamais passé son permis de conduire. Bien qu’en Belgique ce permis est « distribué » au début des années septante, Mohamed a toujours refusé de prendre le volant. Il ne voit pas l’intérêt de disposer d’une voiture. Les bus roulent très bien. Et puis en voyant les énormes tunnels creusés par d’autres de ses compatriotes et des immigrés turcs, il comprend que les métros vont bientôt faire leur apparition et révolutionner les transports.
Les quatre enfants grandissent, et le prix du billet d’avion n’est plus accessible. Dorénavant, le voyage vers le Maroc se fera en train. Le voyage dure deux nuits et trois jours. Le train part de la gare du Midi et arrive à la gare d’Algesiras, à la pointe de l’Espagne. Ensuite il faut prendre le bateau pour une traversée de deux heures trente jusqu’à Tanger. Enfin, un taxi les emmène à la maison. Quatre semaines plus tard, c’est l’heure des adieux. La famille rentre en Belgique. Mohamed fait la promesse à ses enfants que chaque année ils retourneront au pays, car il est important de maintenir le contact et de ne jamais renier ses origines.
Attention au rouge dans le bulletin !
Les enfants travaillent très bien à l’école. Etant donné que les parents ne parlent pas le français, les enfants s’expriment très bien en arabe également. A chaque bulletin hebdomadaire, Aïcha regarde avec beaucoup d’attention les points. Comme elle n’a jamais été à l’école, elle ne fait pas de différence entre les différentes notes, 10, 9, 8, 7, 6… et remarques, mais lorsqu’il y a du rouge, son regard se durcit. Elle comprend que la note est mauvaise et se fâche en demandant à un autre enfant de lui « traduire » le bulletin de son frère ou de sa sœur. Par principe, elle ne demande jamais à un enfant de lui lire ce que l’instituteur ou professeur a écrit dans son propre bulletin. Naïma traduit celui d’Anissa, Anissa celui de Mustapha, Mustapha celui de Nadia et elle-même celui de Naïma. Pas de mensonges ! Aïcha met un point d’honneur à ce que ses enfants réussissent à l’école.
Depuis toujours, Mohamed se rend aux réunions de parents de chaque enfant. Il ne parle pas français convenablement mais réussit à dire aux instituteurs : « Si Mustapha méchant, tu peux frapper. » Il choque les professeurs qui lui répondent : « Monsieur, en Belgique on ne frappe pas les enfants. » Mais c’est oublier que Mohamed, contrairement à d’autres pères, n’a jamais levé la main sur un seul de ses enfants. C’est un véritable papa-poule qui donne beaucoup d’amour à ses enfants. Aïcha, quant à elle, passe son temps à les nourrir, les surprotéger et surtout à leur donner l’envie d’étudier.
Le temps passe …
Début septembre 1985, alors qu’il n’a que 51 ans, Mohamed crache du sang et a une mauvaise toux. Très inquiet il va voir son médecin et celui-ci lui annonce que s’il continue à fumer comme un turc, il va développer un cancer des poumons. C’est la douche froide. Il pense à ses enfants et se dit qu’il ne peut pas leur faire cela. Dès cet instant, il ne touchera plus une seule cigarette. Le 10 mars 1999, un nouveau drame a lieu : la maman de Mohamed décède au Maroc. Sa peine est immense mais le 12 mars 1999, la naissance de son petit-fils Yassine, apaise sa douleur.
Parents fiers et grands-parents heureux
Aujourd’hui, Aïcha et Mohamed sont fiers de leurs enfants. Ils ont tous fait des études et ont décroché de bons jobs. Nadia et Mustapha sont infirmiers, respectivement en gériatrie et pédiatrie, Anissa est employée dans une société américaine de consultants et Naïma est cadre dans le secteur du marketing financier. Ils sont tous mariés et sont devenus parents. La famille se compose dorénavant de quatre enfants et huit petits-enfants. Les réunions de famille du samedi après-midi sont très animées et toujours pleine d’amour, de bonne humeur et partage à l’image de ce couple qui est resté soudé malgré les dures épreuves de la vie.
Après avoir travaillé durement près de trente ans dans l’usine de ressorts mécaniques, Mohamed, marqué par ce travail, profite pleinement de sa pension auprès d’Aïcha. Ils se consacrent à leurs huit petits-enfants, qu’ils aiment plus que tout, et passent quatre mois par an à Tanger dans le magnifique duplex que leurs enfants leur ont offert. Jamais ses enfants ne le remercieront assez pour ce qu’il a accompli en compagnie de sa femme.
Quel homme courageux mon grand-père !