Extrait de "Nous racontons notre vie", à l’ONA, 2015-2016
Je m’appelle Jules et suis d’origine togolaise, né il y a 37 ans au Togo en Afrique de l’ouest. Ça fait déjà huit ans que je suis en Belgique. Je suis déficient visuel de naissance. J’habite à Bruxelles et fais partie de l’ONA. Pour l’instant, je ne travaille pas. Je suis marié avec une Belge et on n’a pas d’enfants. J’ai presque une vingtaine de frères et sœurs ; certains sont restés au Togo, un est aux Etats-Unis, un autre au Brésil et un au Canada. Combien d’enfants je voudrais avoir ? Deux ! Comme vous ! Mon papa disait : « Je suis un polygame mais je ne vous le conseille pas… »
Enfance à Lomé
J’ai passé toute mon enfance à Lomé, la capitale du Togo. Je n’ai pas pu aller à l’école comme les autres parce qu’au début mon père pensait qu’un déficient visuel ne peut pas aller à l’école, à l’université… Enfant, j’avais beaucoup d’amis. Je suis quelqu’un de très sociable. Grâce à un ami, j’ai compris qu’un déficient visuel est capable d’arriver à quelque chose s’il le veut bien …
Enfant, je vivais ma vie comme bon me semble. Je me levais le matin, je n’allais pas à l’école, je voyais mes amis.
Entrée dans l’âge adulte, formation à l’internat pour déficients visuels
A partir de 20 ans j’ai commencé à me battre. J’ai pris la vie à bras le corps. A l’âge de 20 ans, mon père m’a demandé : que veux-tu faire ? Je lui ai répondu : « Je crois en moi-même. J’ai envie de mener une vie normale. Je veux aller à l’internat pour déficients visuels, apprendre un métier, bien apprendre le français, être autonome ». Mon père ne trouvait pas ça possible. Il m’a fait une autre proposition : « Je vais te trouver une femme et vous donner un peu d’argent. Ainsi ta femme commencera à faire du commerce et vous pourrez gérer votre vie. » Mais moi, je n’étais pas d’accord ; j’ai dit : « Ce n’est pas parce que je suis déficient visuel que je suis obligé de dépendre de quelqu’un toute ma vie ! ». Mon père a répondu : « Ok, fait ton expérience, vas à l’internat. Mais après ? » Je lui ai dit : « Je pourrai gérer ma vie ».
Alors, je suis rentré à l’internat. Je suis plus manuel qu’intello. En trois ans, j’ai appris à tresser des chaises de tables. Je maîtrisais bien la technique. Des gens, des étrangers, des membres du rotary club achetaient ces chaises.
Création d’une association pour handicapés visuels
Après la formation, je me suis dit : « Nous, personnes handicapées, devons prendre notre vie en main. » Cela m’a donné l’idée de créer une association dénommée « association des handicapés visuels pour la contribution au développement », HVCD. J’ai commencé avec deux, trois personnes et puis ça a pris feu ! Quand on y croit et qu’on est déterminé, on y arrive ! Nous nous sommes battus. Nous avons été reconnus par l’Etat. Aujourd’hui, l’association est utile à de nombreuses personnes au Togo…
Grâce à l’association et à l’internat, j’ai pu devenir autonome. Je m’exprime bien même si ce n’est pas parfait. Je peux me retrouver face à un ministre, aux médias, je suis à l’aise. Je défends la cause des déficients visuels au Togo.
Mes parents étaient très fiers de moi. Avant de mourir, mon père m’a dit « Je regrette de ne pas t’avoir envoyé à l’école plus tôt ; je te demande de me pardonner. » Je lui ai répondu : « Je ne t’en veux pas du tout. Je suis content que tu voies que ce que j’ai voulu faire a porté ses fruits. »
Du Togo à la Belgique
Né au Togo, j’ai vécu à Lomé, la capitale. J’y ai rencontré ma femme. Elle est belge et malvoyante. Elle faisait partie d’une ONG belge traitant de la malvoyance. Cette délégation venait voir comment ça se passait pour nous autres malvoyants au Togo. On a fait des activités musicales, j’ai chanté pour eux et je l’ai trouvée très intéressante. On a passé des bons moments ensemble. Ça a mis le temps que ça a mis. Puis elle a vu que j’étais l’homme de sa vie, et moi j’ai vu qu’elle était la femme de ma vie. On s’est marié et j’ai rejoint ma femme en Belgique grâce au regroupement familial. C’était en 2017 ; j’avais 28 ans.
Evidemment, quand je suis arrivé en Belgique, il a fallu m’adapter, reconnaître les lieux. Evidemment, chaque pays a sa culture, son ambiance. La chaleur humaine, ici, ce n’est pas la même chose. Au Togo, si je veux te voir, pas besoin d’attendre des semaines. Ici, il faut tout planifier, prendre rendez-vous. Au Togo, si je veux voir quelqu’un, je débarque …
Mais c’est normal, il faut que je m’adapte, que je retisse des liens. Tout ça se fait progressivement. Je n’ai pas de problèmes, j’ai de nouveaux amis, de nouvelles relations. J’ai de très bonnes relations avec des amis belges et même des amis togolais en Belgique.
Je suis déjà retourné au Togo, parfois avec mon épouse, parfois seul, car je continue à m’occuper de cette association pour malvoyants au Togo…
Mon adaptation ici en tant qu’handicapé de la vue ? En fait, les structures fonctionnent plus ou moins de la même manière ici et au Togo mais c’est plus avancé ici. Je n’ai jamais souffert de discrimination du fait de ma couleur de peau. Si une personne m’apprécie, tant mieux, si elle ne m’apprécie pas, tant pis…
Handicaps et différences
Je suis devenu aveugle à l’âge de 2 ans à cause de la variole. Si on m’avait emmené à l’hôpital plus tôt, je n’aurais pas perdu la vue. Papa était affecté dans l’armée ; il n’était pas là quand cela est arrivé. Mon grand-père a insisté pour que je sois traité à la maison et pas à l’hôpital.
Pour mon père, je devais être assisté éternellement.
A l’âge de 15 ans, j’ai compris qu’il ne fallait pas que je sois assisté éternellement. Il fallait prendre la vie positivement. Mais c’était difficile car j’étais le seul à le comprendre. Le bras de fer avec mon père a commencé et notamment la discussion sur mon insertion dans la société. Finalement, mon père a compris et il a accepté de m’envoyer à l’école à 20 ans dans un internat pour malvoyants. Si j’avais compris plus tôt l’importance d’aller à l’école, j’aurais pu y aller avant et avoir une scolarité plus normale.
Enfant, je n’ai donc pas été à l’école ; je passais mes journées avec mes copains. C’est l’un d’eux qui m’a parlé d’un internat pour malvoyants.
Quand je suis entré à l’internat, j’avais déjà 20 ans, j’étais donc déjà âgé pour l’école. J’ai dû choisir un métier afin de me débrouiller dans la vie. J’ai un peu appris le braille. J’ai eu beaucoup d’amis, là-bas, et j’ai approfondi la musique. Depuis tout petit, j’adore la musique.
Aujourd’hui, je lis avec ma machine à lire. Quand je reçois une lettre dactylographiée, je la mets dans la machine, comme un scanner. Il y a un reconnaisseur de texte. Ensuite, la synthèse vocale lit le courrier. Sinon, je lis toujours des livres audio. Grâce aux nouvelles technologies, j’arrive à me débrouiller.
J’ai dû sensibiliser mes parents pour qu’ils comprennent mon handicap. J’ai voulu faire la même chose avec d’autres au Togo. C’est ainsi que j’ai créé une association pour malvoyants et que je me suis mobilisé. J’essaie de faire comprendre aux autres qu’il n’y a pas de différence sauf que toi tu vois et moi je ne vois pas… Le handicap n’est pas un frein au développement. Ça peut arriver à n’importe qui, à n’importe quel moment.