Extrait de "Nous racontons notre vie", à l’ONA, 2015-2016
J’aurai 65 ans la semaine prochaine. Je suis membre de l’ONA et suis donc malvoyante. Je vois juste au centre : ce qui est devant moi, pas sur les côtés ni en haut ni en bas. J’arrive encore à lire et écrire mais pour me déplacer j’ai beaucoup de mal.
Nous étions sept enfants ; j’étais l’aînée. Notre famille était de la bourgeoisie moyenne traditionnelle.
J’ai connu mes quatre grands-parents. Avec le recul, celle qui m’a le plus marquée, c’était ma grand-mère paternelle. Elle était plus jeune d’esprit que mes parents. Elle a été très importante pour moi à la fin de sa vie … comme confidente, marraine. Elle était juste et bonne - peut-être trop bonne - accueillante avec tout le monde, plus affectueuse que mes parents.
Mes parents nous aimaient certainement mais rationnellement ; ils n’avaient pas de gestes d’affection. Ma relation avec mes parents était ambigüe. Nous étions sept enfants. Quatre dont moi étaient handicapés de la vue pour une raison inconnue. Mes parents étaient dépassés moralement, et comme j’étais l’aînée, j’ai tout pris. Mon papa, je l’adorais, mais c’était quelqu’un à double face. Je l’admirais beaucoup pour sa vie professionnelle. Il était juriste dans le domaine social. Il pratiquait son métier avec idéal au point de refuser de l’avancement. Son idéal, c’était de faire bouger le salariat en faveur du prolétariat. Il avait une très bonne réputation.
Mais à l’intérieur de la maison, ça n’allait pas. J’étais maltraitée et mon père me dévalorisait parce que j’étais l’aînée. Il était sévère avec toute la famille. Mais avec moi, c’était au-delà de la sévérité... J’avais beau m’efforcer d’être une enfant exemplaire, il me donnait des coups. J’étais considérée comme responsable de tout ce qui arrivait à la maison. L’école était un refuge pour moi. Ma relation avec lui était ambigüe : je l’adorais et je le craignais. Je crois qu’il m’aimait, mais par moments.
Maman a vécu toute sa jeunesse dans une ville en Ardennes chez des notables. C’était un milieu très fermé. Quand elle est arrivée à Bruxelles, au moment de son mariage en 1947, elle a eu un peu de mal à s’adapter à la capitale. Quand tout s’est emballé dans les années 50, avec l’arrivée des enfants dont 4 handicapés de la vue, elle ne s’est pas mal débrouillée pour l’époque. La relation avec ses enfants était difficile, sans gestes d’affection ; elle prenait l’enfant, lui donnait le biberon, puis le recouchait. Quand elle nous refusait quelque chose, elle disait : « C’est populaire, ce sont les gens du peuple qui bercent leurs enfants, nous, on ne fait pas ça. »
Je l’ai vue six fois enceinte en treize ans et demi. Quand les bébés étaient là, j’aimais bien … et en même temps je ne le supportais pas. Je me disais : quand est-ce que ça va s’arrêter ?
Maman ne travaillait pas à l’extérieur et papa faisait des heures supplémentaires non rémunérées. Il y avait sans arrêt des disputes dont j’étais toujours responsable. Ça se déclenchait toujours à table.
Les repas à table, c’était l’enfer. On avait tous notre place : papa devant la cheminée, moi à sa gauche, la sœur numéro 5 à sa droite, maman en face de papa. C’était l’enfer parce que je me faisais battre presqu’à chaque fois qu’il n’y avait pas d’invités. Comme on habitait près de l’école, il y avait souvent des gamines de l’école qui venaient manger à la maison à midi ou à quatre heures. Ma mère disait : « Quand il y en a pour 9 il y en a pour 10 ! ». Quand il y avait quelqu’un d’extérieur à la maison, je savais que papa se tiendrait tranquille. Je rencontre encore aujourd’hui des gamines qui venaient manger à la maison ; elles se souviennent avec délice des tartines à la compote et à la confiture de maman. Elles croyaient que c’était le paradis chez nous.
J’adorais la maison dans laquelle nous vivions. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Quand j’étais à l’école, j’avais hâte d’y retourner. J’avais toujours peur que la maison ne brûle pendant que j’étais à école. Et pourtant, on m’a dit combien de fois : « Qu’on ne te revoie pas ici ! ». On me chassait de la maison et je partais sans savoir si on m’ouvrirait quand je rentrerais. A partir de mes 12 ans, j’avais la clé, donc je rentrais en « stoumeling ». Mais avant, je n’avais pas la clé, et je ne savais pas, quand je partais, si je rentrerais, et donc, quand je retrouvais la maison, j’étais contente d’avoir un abri.
Quand mes parents se sont trouvés très âgés et ont eu besoin d’aide, je les ai accompagnés jusqu’au bout. Mes amis disaient : « Avec tout ce qu’ils t’ont fait ! » Mais, ça me paraissait normal : ils m’avaient donné la vie, une éducation, le goût des choses intellectuelles.
Comment cela se passait avec mes frères et sœurs ? D’abord, il y eut le clan des malvoyants, et le clan des bienvoyants. Puis, ça a changé. J’ai été trahie par celle de mes sœurs que je préférais. La sœur qui me suivait voyait clair. Alors, on lui apprenait les tâches ménagères, on la mettait sur un piédestal. Maman m’obligeait à dire que j’étais jalouse d’elle alors que non, je l’admirais : elle savait faire plein de choses.
Je repense encore souvent à tout ça. Ça m’a donné de l’énergie pour lutter contre l’adversité !
C’est encore bien présent dans mon esprit parce que je n’ai pas de descendants. Mon passé me tiendra compagnie jusqu’au bout.