Mes grand-parents maternels, c’est Saint-Quentin, cette petite ville de l’Aisne d’environ 60 000 âmes. [...]Saint-Quentin, c’est pour moi d’abord la rue des patriotes, une petite rue aux trottoirs étroits qui descend quelque part derrière la place de l’Hôtel de ville. C’est le carillon de l’Hôtel de ville, la sirène qui annonçait midi, la grand-place avec ses pigeons. [...] Saint-Quentin, ce sont les petites maisons de briques accolées les unes aux autres dans le quartier où vivaient ma tante et mon oncle. Avec mes grand-parents, les visites aux vieilles dames qu’il fallait embrasser. Je m’exécutais docilement, j’étais la petite fille sage qui voulait plaire à ses grand-parents. Je ne comprenais pas très bien qui elles étaient, ou je ne m’en souvenais pas d’une fois sur l’autre. C’était pour la plupart les anciennes « nounous » de maman et de son frère qui s’étaient occupées d’eux pendant que ma grand-mère travaillait. Elle était institutrice puis directrice d’école et n’était pas beaucoup là, ce que lui reprocheront plus tard ses enfants. Que le père fut absent, c’était normal ! Mon grand-père était professeur d’allemand au lycée de garçons. J’ai appris il y a peu que tous deux avaient fait la même formation à Lille, qu’elle voulait aussi devenir professeur mais qu’elle avait été stoppée dans son élan par son père qui à l’âge de 19 ou 20 ans lui avait déclaré « maintenant, c’est fini, ta sœur travaillait déjà à ton âge. Il n’y a pas de raison que tu ne fasses pas pareil ». Du jour au lendemain, elle avait dû arrêter ses études en marche et chercher un poste. À moi, mamy avait raconté un jour qu’elle aurait aimé être fleuriste. Elle adorait les plantes et les fleurs.
[...]Pendant de nombreuses années de mon enfance, mes grand-parents et Saint-Quentin, c’était pour moi l’appartement de la rue des patriotes auquel on accédait par des escaliers toujours impeccablement cirés. Avec ses tapis, ses fauteuils de cuir, ses lampes, ses couleurs et même un pouf pour les enfants, cet appartement était un havre chaleureux et accueillant. Là, tout était différent de la maison : il y avait une vraie baignoire dans laquelle ma grand-mère nous faisait couler des bains avec de l’Obao pour faire de la mousse et de l’eau bleue, il y avait de la moquette, des rideaux et des tentures aux fenêtres. C’était un appartement bourgeois avec son lustre et son tapis persan au ton rouge dont les multiples motifs me fascinait, son lot de bibelots sagement alignés dans la vitrine de la bibliothèque qui couvrait le mur de la salle à manger.
[...]Quand nous étions là, les grand-parents invitaient souvent des amis ou de la famille à venir prendre l’apéritif. Nous les enfants sages, avions le droit de faire le service des petits biscuits et autres amuse-gueules ... avec le sourire. Nous étions alors complimentés pour notre gentillesse. Quand j’étais là seule, nous mangions tous les trois, papy, mamy et moi, à la table de formica blanc de la cuisine. La cuisine de Saint-Quentin. Perchée sur le grand escabeau coincé entre le buffet et la gazinière, je regardais ma grand-mère faire la cuisine. On mangeait de la viande à tous les repas et j’avais le droit de saucer le jus de la poêle avec un morceau de pain. Papa racontait visiblement choqué que, enfant, Maman, qui avait un appétit de moineau (et encore !) s’entendait dire aux repas : « Laisse les légumes et mange la viande ! ». L’hiver, mamy faisait de la pâte de fruit de coings qu’elle faisait sécher pendant des heures sur une feuille d’aluminium posée sur la plaque du four avant de la découper en carrés. C’était sa spécialité, je n’ai jamais vu personne faire la même chose. À peine le repas terminé, mon grand-père était déjà debout pour faire la vaisselle, c’était son boulot, tout comme le café. [...]
Je me souviens de la peau très douce de ma grand-mère. Je le lui disais et elle riait. Elle répondait « Mais non, ce sont les bébés, les enfants qui ont la peau douce. Moi, je suis déjà vieille ». Cela ne m’empêchait pas de trouver quand même qu’elle était très douce. Mon grand-père était plutôt taciturne et renfrogné, un éternel râleur qui était en même temps très pince sans rire. Il buvait de la bière. Il aimait beaucoup sa voiture et était aux petits soins avec elle, chose que je n’ai jamais vue à la maison, la voiture étant un moyen de transport purement fonctionnel. Dans la voiture, je m’asseyais sur le strapontin du milieu. Je me suis même retrouvée presque dans le pare-brise une fois qu’il avait dû freiner brusquement. J’aimais beaucoup mon grand-père. Quand nous étions en vacance chez mes grand-parents, nous allions le matin les réveiller et faire un câlin dans leur lit où nous avions droit au rituel du petit carré de chocolat. Du chocolat noir. Papy se levait pour aller préparer un petit café et il revenait le boire avec mamy dans le grand lit.
[...]Et puis, l’appartement de la rue des patriotes a été mis en vente et les grand-parents ont dû chercher autre chose. Ils étaient déjà tous les deux à la retraite et recherchaient certaines commodités, comme un ascenseur pour éviter les escaliers à leurs jambes déjà un peu fatiguées. Ils ont acheté un appartement dans une résidence au nord de la ville, dans une zone de grands immeubles avec un petit centre commercial qui abritait un supermarché ainsi que tous les petits commerces de la vie quotidienne, boulangerie, pressing, coiffeur etc. J’étais avec eux quand ils ont choisi et posé les papiers peints, les moquettes, j’ai peint moi-même les plinthes du couloir. Mon grand-père conduisait encore à l’époque mais de plus en plus lentement et il se sentait de moins en moins à l’aise au volant. Je le vois encore sortir du parking d’un centre commercial et prendre un virage avec une lenteur désespérante. [...] J’étais alors déjà plus grande. Les grand-parents, c’étaient les parties de bridge, les apéritifs, les sorties avec leurs amis et plusieurs voyages avec une association de troisième âge. J’ai partagé avec eux plus d’un repas à l’école hôtelière de Saint-Quentin où ils aimaient aller. Mon grand-père était attentif au moindre détail et ne manquait pas de faire remarquer au jeune garçon qui nous servait toutes ses bévues, accompagnant ses observations de commentaires de son cru. Je suis encore venue chez eux quand je devais avoir quinze ans et que l’atmosphère de la maison, polluée par les interminables querelles entre papa et moi, était devenue irrespirable. [...]
Et puis, mon grand-père est mort. Sans prévenir, du jour au lendemain. Je garde un souvenir très flou de tout ce qui entoure sa mort. Nous l’avons apprise alors que nous étions à Tauriac, chez ma grand-mère paternelle. Ce devait être l’été. Maman nous avait annoncé que papy était très malade, mais elle avait repassé et plié des vêtements noirs pour les mettre dans la valise. Dans mon souvenir, les enterrements de mon grand-père et de ma grand-mère, qui se sont déroulés à plus de 15 ans d’intervalle, se sont mélangés. Je revois juste les montagnes de fleurs au cimetière, Mamy était fière, c’était pour elle le signe que son mari avait été aimé et estimé de son vivant. Il a été enterré dans la petite concession privée qui appartient à la famille en haut du petit cimetière de La Hardoye où le rejoindra plus tard son épouse.
La voiture est alors restée au garage. L’appartement n’était plus le même. Ma grand-mère non plus. Ça a dû être très dur, pour elle, de se retrouver seule, après cinquante ans de vie commune. Elle ne savait pas conduire, ni faire un chèque, ni une déclaration d’impôt, ni s’y retrouver dans toutes les paperasses ; la comptabilité, c’est son mari qui s’en occupait ! Elle ne s’y retrouvait pas du tout, d’ailleurs. À 70 ans, elle a dû, d’un jour à l’autre, devenir entièrement autonome. Elle s’est alors déplacée en bus : pour aller voir sa sœur et son mari, pour aller en ville... Heureusement, le quartier était bien desservi.
Restent des instantanés. Visites toute seule, sans les parents. Le long placard du couloir qui regorgeait de trésors. Petites complicités autour de lectures, de petits échantillons de parfums ou de bijoux que me donnait ma grand-mère. Et puis, mon séjour chez elle. Avec elle. Ce quotidien partagé. La jeune et la vieille. De manière étonnante, ça a quand même fonctionné pendant trois mois. Elle ne voulait pas que je sorte le soir, même pour aller au cinéma : « C’est beaucoup trop dangereux, même avec la voiture ! ». Je me couchais trop tard à son goût. [...] Mais elle était là quand mon histoire d’amour parisienne a mal fini. Je pouvais lui parler plus facilement que je ne l’aurais fait à la maison. Je revois la scène : mamy m’avait fait un bouillon au vermicelle pour me réchauffer, elle était assise en face de moi à la petite table de la cuisine : « Tu ne parles pas beaucoup. Quand tu étais petite, tu racontais beaucoup de choses. Et puis, un jour, tu as arrêté de parler ».
[...]Cette grand-mère dont je me sens parfois plus proche que de ma mère. Certaines choses étaient d’ailleurs plus faciles à entendre de sa bouche qu’elles l’auraient été de celle de maman. Elle avait été à sa manière une femme émancipée avant l’heure. Née en 1915, elle avait attendu d’avoir 27 ans pour épouser l’homme qu’elle s’était choisi, après avoir auparavant refusé tous les prétendants triés sur le volet par ses parents. Ayant travaillé toute sa vie, elle n’avait cessé d’exercer son métier d’institutrice que le temps nécessaire après la naissance de chacun de ses deux enfants, les confiant ensuite à la garde d’une personne de confiance qui venait à son domicile, ce qui était loin d’être naturel à son époque.
Quand ma grand-mère est morte de sa mort physique, il y a maintenant deux ans de cela, elle s’était déjà retirée auparavant et n’était plus vraiment là depuis longtemps. J’attendais Loïc. Je n’étais pas triste qu’elle ne fut plus là, j’étais désolée qu’elle eut vécut les dernières années de sa vie de cette manière, dans une telle déchéance. Paradoxalement, elle est plus présente pour moi aujourd’hui qu’au cours des dernières années qu’elle a passé à la maison de retraite.
Aujourd’hui, Saint-Quentin n’existe plus. La ville est encore là, bien sûr, mais elle a été comme effacée de l’histoire de la famille. Le lien familial, c’est désormais La Hardoye, la maison construite par mes arrière-grand-parents et où mes grand-parents allaient déjà passer toutes les vacances scolaires. L’appartement du numéro 1 de la rue du capitaine Dumont a été vendu. [...]Un beau jour, pendant les vacances de la Toussaint, nous sommes tous allés vider l’appartement de tout ce qui s’y trouvait encore. C’était triste de voir cet appartement entièrement nu où ne traînaient plus que deux ou trois cartons et de savoir qu’on ne le reverrait jamais comme on ne reverrai probablement jamais plus cette ville qui, si mes grand-parents n’y avaient pas vécu, n’aurait probablement pas présenté grand intérêt.
J K Répondre
je découvre tardivement ce très joli texte de Isabelle
les descriptions , rue, quartier, appartement
tout est si précis dans ton souvenir
et tes grands parents si tendres, si naturels
heureux les petits enfants qui ont la chance de partager les choses de la vie quotidienne avec les papy et mamy
mes enfants parlent quasi tous les jours de leur grand mère disparue depuis 20 ans
j’espère laisser à mes petits enfants le même tendre souvenir