« Si tu aimes les problèmes, les aubaines, les échecs... » (Mélina Mercouri)
C’est décidé, cette année je m’inscris au cours de dessin de l’académie pour adultes d’Uccle. Les cours se donnent, le dimanche matin, dans l’orangerie du parc du Wolvendael. J’ai convaincu Chantal de s’inscrire avec moi et je dois aller la chercher dans un petit restaurant place Danco où elle dîne avec son mari Christian et un jeune grec qu’ils hébergent provisoirement le temps qu’il trouve un kot.
J’arrive dans le petit resto et je m’assieds à leur table car leur hôte est aux toilettes. Nous bavardons un peu et soudain il apparaît.
Là c’est le choc ! Moi qui ai fréquenté les réfugiés grecs à l’époque des colonels et qui ai, comme tout un chacun, quelques idées reçues bien ancrées dans la tête, je m’attendais à un gars pas très grand et noir de cheveux et d’yeux. Le choc ! Imaginez Omar Shariff châtain clair avec des yeux bleus et sans les dents écartées ! Il est vraiment très beau et je reste sans voix tandis que, dans mon petit crâne de piaf, j’entends une petite voix qui me dit : « Évite ce garçon au maximum, il ne va t’apporter que des ennuis ! »
Christian fait les présentations : « Georges, Jeannine ».
Ils règlent l’addition puis nous partons faire notre inscription à l’académie. Nous papotons en chemin, il parle remarquablement bien le français avec une voix douce et posée et … une pointe d’accent qui ajoute un charme indéfinissable. Ils doivent passer au supermarché chercher un peu de vaisselle et des objets de première nécessité car Georges vient de trouver un logement 130, rue Basse et va y emménager incessamment. Il choisit de la grosse faïence à bord bleu que je l’aide à emballer pour qu’elle ne se casse pas. Nous sortons du super marché et nous quittons. Sur le seuil, je fais la bise à Chantal et Christian … et à Georges sous prétexte qu’ici cela se fait ! Et en plus il sent bon, le salaud !
Puis je me sauve et rentre à la maison, en me répétant : « Évite-le, il ne va t’attirer que des ennuis ! Pense à ta liberté chérie ! Souviens-toi des expériences passées ! etc, etc, etc… »
« Vous le voyez bien que je lu-u-u-u-u-u-u-u-te... » (La belle Hélène – Offenbach)
Quelques semaines plus tard, côté sentimental, je suis comme l’héroïne de « La Belle Hélène » d’Offenbach, je lutte et ça ne sert à rien ! Ce jeune grec rencontré chez Chantal et Christian m’envahit l’esprit. Surtout, ne pas le rencontrer, mais il n’habite pas loin et en prenant ou en déposant Nadine lors des trajets quotidiens, je passe automatiquement devant chez lui. Heureusement, jusqu’à ce jour, je ne l’ai pas revu.
Chacun reprend ses habitudes. Et même si nous ne travaillons plus dans le même coin, Chantal et moi restons en contact en plus des cours de dessin. Je suis d’ailleurs invitée à dîner avec d’autres anciens de romane. Ce que je ne sais pas, c’est que Georges est aussi invité. Nous passerons la soirée à bavarder. Et j’en apprendrai plus sur lui et sa famille.
Il nous explique qu’il est « égyptiote ». Personne ne sait ce que cela signifie, je ne sais même pas si le mot existe en français … de chez nous. Cela veut simplement dire qu’il est Grec né en Égypte, à Ismaïlia pour être plus précis. Cette ville est située sur la rive Ouest du canal de Suez, à mi-chemin entre Port-Saïd au Nord et Suez au Sud. Rien que les noms font rêver, je suis comme Marius sur la Malaisie !
C’est là qu’il a grandi et qu’il a commencé sa scolarité : il y a appris le grec et l’arabe en plus du français qui se parlait aussi en famille. Son père est Grec et travaillait pour une compagnie maritime au Caire. Sa mère est moitié Libanaise et moitié Française, elle n’a jamais travaillé. Il a deux sœurs plus jeunes que lui, l’aînée des deux, Juliette dite Lilika, viendra bientôt le rejoindre à Bruxelles pour entreprendre un régendat en français – histoire. L’autre termine son école primaire.
Il a un diplôme d’officier de marine marchande, mais comme sa mère ne veut pas qu’il navigue, il a repris des études. C’est sa deuxième année en Belgique : l’an dernier il était à l’ULB en science éco et logeait chez un cousin à Anvers. Cette année, il est aux Arts et Métiers où il étudie l’électronique.
La soirée passe très vite, et quand je rentre chez moi, la petite voix se fait à nouveau entendre mais elle est si petite, de plus en plus petite …
« L’amour est un peu comme ce jeu qu’on appelle « le chat et la souris » (Mélina Mercouri)
La sœur de George, Juliette, est arrivée de Grèce, je l’ai rencontrée chez Chantal et Christiane et nous avons tout de suite sympathisé. Elle a difficile à s’adapter à cette nouvelle vie : le climat, la solitude lui pèsent beaucoup. Comme les cours n’ont pas encore commencé pour elle, je passe la voir chaque soir en revenant de l’école, nous bavardons en sirotant un petit café. Et je me sauve avant le retour de son frère malgré son insistance. La petite voix a gain de cause !
Nous nous voyons cependant régulièrement chez nos amis communs, ou nous sortons tous ensemble.
Un vendredi de sortie, comme on me proposait une sortie le lendemain, j’annonçai que c’était impossible car je devais subir une petite intervention. Je ne sais pas qui me demanda où et à quelle heure cela se passerait, mais, lorsque je sortis de la clinique, je vis un beau grand jeune homme avec un énorme bouquet de fleur à côté de ma voiture… Georges !
Je continue à rendre visite à Juliette chaque jour, elle n’a vraiment pas le moral. Mais je continue de fuir son charmant, trop charmant frère bien qu’elle tente chaque fois de me retenir. Le week-end, nous visitons Bruxelles à trois ou avec Chantal et Christian.
La pluie est souvent au rendez-vous en automne, et aujourd’hui, elle nous surprend au milieu de la grand-place. Nous hâtons le pas, Juliette sous son parapluie marche devant, je la suis, tête nue, et Georges ferme la marche. Soudain, je vois un parapluie noir passer au-dessus de moi et je sens un bras passer sous le mien. Mon pauvre petit cœur va exploser ! Mais non, nous arrivons au parking et je rejoins précipitamment Juliette.
Juliette ne va vraiment pas bien, elle décide de rentrer en Grèce. Avant son départ, je demande à mes parents de pouvoir les inviter avec Chantal et Christian. La proposition est acceptée sans hésitation.
Rendez-vous est pris pour un dimanche midi. Maman propose un dîner typiquement de chez nous et ce sera délicieux comme toujours.
Après quelques bavardages entre nous dans le bureau et un petit récital de guitare, nous rejoignons mes parents à table. Les conversations vont bon train, Christian et Chantal racontent leur découverte de la Grèce. Lui, toujours délicat, souligne la signification de l’injure favorite des chauffeurs de taxi. Elle parle de l’accueil de son amie. Georges et Juliette vantent les beautés de leur pays. Ils en viennent à expliquer qu’à l’école secondaire, ils avaient des cours de danses traditionnelles. Tout le monde demande une démonstration !
Vite, un tourne-disque, et un des disques de Théodorakis acheté du temps de la dictature militaire. Le problème va être d’amener le tourne -disque car il est installé dans le bureau et les baffles sont coincés entre mes livres. Je me lève pour aller le chercher en précisant que cela risque d’être un peu long et … Georges me suit … pour m’aider.
Je me précipite dans le bureau et grimpe sur une chaise pour détacher les baffles, j’ai le cœur qui bat la chamade et je crois bien que mes mains tremblent. Pendant que je suis sur mon perchoir, Georges me fait une déclaration enflammée et, quand je descends de ma chaise, c’est la fin du monde : il m’embrasse, je n’entends plus la petite voix, je ne sais plus comment je m’appelle, je suis prête à le suivre ... au bout du monde…
Rapide retour à la réalité, on se charge du tourne-disque et on revient dans le salon. Il y a évidemment un crétin pour dire qu’on a mis beaucoup de temps ! Je n’ai pas eu l’impression…
Nos invités nous font une démonstration de danse, la journée se termine. Demain Juliette repart pour Athènes, demain c’est le travail, demain, demain…
Lorsqu’ils sont partis, mon père qui ne fait jamais de commentaire sur les gens me dit avec enthousiasme : « C’est un garçon comme celui-là que tu devrais nous amener ! »
Mon petit Papa, si tu savais…