Je fréquente un Lycée pour fille. En 1950, j’ai treize ans, je suis en première secondaire. Nous sommes une bande de petites adolescentes dont la préoccupation première est la transformation de notre corps. Les vestiaires du cours de gymnastique et la cabine de la piscine sont les lieux qui nous permettent d’évaluer les transformations, en particulier l’apparition naissante de la poitrine et des poils sous les bras. Certaines filles, plus avancées que d’autre sont déjà indisposées. Le mot’ réglée’ ne fait pas partie de notre langage.
Nous sommes peu ou mal informées et les sources de renseignements sur ces changements de vie inévitables nous préoccupent beaucoup.
Je n’ose en parler à ma mère, et sans doute partage-t-elle la même gêne à ce sujet.
Quand je découvre quelques taches de sang dans ma culotte, je crois savoir mais en réalité je ne sais rien. Très excitée j’annonce la nouvelle à ma maman qui semble assez bouleversée. Elle m’emmène dans sa chambre, elle ouvre un tiroir et me donne une ceinture élastique spéciale équipée de deux petites pinces et une serviette hygiénique, coussinet ouaté recouvert d’un fin filet. Elle m’explique comment l’utiliser et la fixer à la ceinture et me dit en m’embrassant : « J’attendais ce moment, j’avais tout prévu. Tu es une femme maintenant, ma chérie ! »
Donc nous sommes fières toutes les deux. Je vais pouvoir annoncer à mes amies que moi aussi je suis indisposée et que moi aussi je louperai la piscine une fois par mois.
Maintenant je cherche mon père.
Il a toujours été attentionné. Sous un profil autoritaire, il est très tendre avec moi. Quand j’étais petite, il m’a montré patiemment comment monter les marches une à une, il m’a expliqué dans la salle de bain comment gérer mon hygiène, il m’a soigné en douceur lors d’une longue maladie.
Mon père doit connaître la nouvelle. Je dois la lui annoncer tout de suite. Il est au fond du jardin. Joyeuse, je vais le rejoindre, je l’appelle : « Papa ! »
Mais à cet instant ma mère me retient nerveusement par le bras :
- Non, n’en parle pas à papa, ce sont des affaires de femmes. On ne raconte pas ça à un homme, me dit-elle sur un ton confidentiel.
Je suis déçue et je comprends à ce moment -là qu’être une femme me coupe définitivement de cette connivence entre mon père et moi.