Lorsque je suis “entrée” dans la famille de Charles, mon mari (cela fait plus de 50 ans !), grand a été mon étonnement de voir la place que le Congo, ou plutôt les Congolais, y occupaient.
Mes beaux-parents habitaient dans un village de Campine et la grand-mère de Charles dans une grande maison voisine.
Quand nous passions le week-end chez mes beaux-parents, nous allions toujours dire bonjour à la grand-mère de Charles et là nous rencontrions pratiquement toujours l’un ou l’autre étudiant congolais en blocus ou alors une famille avec petits enfants, venue respirer un peu d’air de campagne. Et la grand-mère de Charles n’était pas la seule : de très nombreux membres de cette famille prolifique étaient d’une manière ou d’une autre impliqués dans des projets concernant des Congolais en Belgique.
Ce lien particulier venait de deux personnes : le frère aîné de mon beau-père, missionnaire bénédictin au Katanga et une sœur plus jeune, Monique.
Monique….Tante Nique, Mademoiselle Monique, Mama Monique…
Monique, van der Straten cinquième enfant d’une famille de 8, est née en 1917. Elle achève ses études d’infirmière peu avant le début de la guerre 40. Sa mère et ses plus jeunes sœurs partent se réfugier en France. Monique décide de rester avec son père, bourgmestre du village, et de travailler dans un hôpital pour enfants. Douée d’un fort tempérament, d’un grand besoin d’action et d’un désir d’autonomie, cela lui convenait parfaitement.
A la fin de la guerre, elle soigne des soldats américains et canadiens blessés. La légende familiale rapporte qu’elle y laisse une partie de son cœur…
Après la guerre, le retour à la normalité est un moment difficile pour elle. Elle a pris goût à l’indépendance et à l’époque, le seul moyen pour une « jeune-fille-de-bonne-famille » de s’émanciper, est le mariage. Célibataire, il ne lui reste qu’à demeurer chez ses parents pour prendre soin d’eux… Ceci n’est pas vraiment du goût de notre Monique…
Un de ses frères lui vient alors en aide. Il est diplomate, nommé ambassadeur en Argentine et sa femme attend un 6ème enfant. Il lui propose de les accompagner « pour leur donner un coup de main ». Elle accepte avec joie cette proposition qui lui permet de s’émanciper de la tutelle parentale. Elle y reste de 1952 à 1955.
En 1955, elle décide de rentrer en Belgique par le chemin des écoliers ! Elle prend un bateau pour l’Afrique du Sud et de là remonte en auto-stop ! jusqu’au Katanga où elle veut visiter son frère Charles, missionnaire. Ce voyage décida du reste de sa toute sa vie.
L’Afrique l’a saisie et ne la lâchera plus ! Nous sommes à quelques années de l’indépendance du Congo, et Monique constate avec effarement le manque cruel de cadres congolais ayant une formation universitaire.
Revenue en Belgique, elle est recrutée par le gouvernement belge pour préparer et ensuite gérer le pavillon du Congo Belge à l’Expo ‘58. Le gouvernement met à sa disposition une maison rue Traversière, pour accueillir les Congolais venus à Bruxelles pour l’occasion. Cette expérience importante lui permet de mesurer combien l’acclimatation des Congolais dans le monde occidental peut être difficile…
En ‘60, le gouvernement belge réalise, un peu tardivement !, que le Congo a besoin de cadres et octroie 300 bourses à de jeunes étudiants. La maison de la rue Traversière sert de maison d’accueil pour ces jeunes dont la charge est confiée à Monique. Ce sera la 1ère Maison Africaine, réservée aux Congolais uniquement.
Monique constate combien les jeunes boursiers débarquant en Belgique sont démunis, perdus devant les démarches administratives à exécuter, privés de contacts familiaux tellement importants dans la culture africaine, choqués par la différence de climat, de mentalité…
En 61, La Maison Africaine s’ouvre à d’autres nationalités africaines et est agrée par l’Office National de Coopération au Développement dépendant du Ministère des Affaires Etrangères. Ce subside permet de couvrir 40% des frais de fonctionnement. Les 60% restants sont assurés par des dons que Monique arrive à récolter bon an mal an.
La maison de la rue Traversière n’est pas du tout pratique et, après un déménagement rue de La Vanne, Monique trouve finalement LE local idéal ! C’est un beau et grand bâtiment rue d’Alsace-Lorraine, proche de la Porte de Namur, occupé auparavant par le Service de la Jeunesse Féminine. Juste à côté se trouve un autre bâtiment avec sortie sur la rue de Londres .
Monique met en place un conseil d’administration constitué de 12 belges et 6 africains. Dès le départ le CA adopte une position très claire et ferme sur le fonctionnement de la MA : elle sera multi-ethnique, apolitique et non-confessionnelle. Malgré de nombreuses pressions, elle maintiendra cette position jusqu’à la fin … aujourd’hui.
Avec l’aide du CA, elle met sur pied une grande collecte de fonds qui permet d’acheter les 2 bâtiments et d’effectuer les travaux nécessaires.
En ‘69, elle peut enfin emménager ! C’est une énorme victoire ! La maison compte 80 chambres, permettant de loger 150 étudiants célibataires et quelques couples avec enfants. Elle comporte une cafétéria, une salle d’études, une salle de fête, une grande cuisine et quelques bureaux.
Les étudiants boursiers peuvent y loger et se nourrir pour une somme très modique. Ils peuvent aussi y trouver l’aide d’une assistante sociale et puis l’aide de celle qui sera très vite renommée « Mama Monique ». Elle loge sur place et est là jour et nuit pour écouter, conseiller, gronder, orienter…
En 1970, la reine Fabiola vient visiter la Maison Africaine. Entre ces 2 femmes de cœur le courant passe ! Toutes 2 ont trouvé le moyen d’être fécondes sans avoir eu d’enfants… Elles se reverront à plusieurs occasions officielles ou privées et la reine Fabiola lui viendra en aide à plus d’une reprises.
Monique est heureuse dans sa fonction de « patronne » (Directrice) de la Maison, elle a le sentiment d’être la bonne personne au bon moment et au bon endroit. Mais cette fonction n’est pas de tout repos ! L’organisation d’un lieu hébergeant une centaine de personnes exige une solide logistique : secrétaires, comptable, infirmière, personnel de cuisine et d’entretien… toue une équipe à gérer et … à rémunérer !
Les subsides arrivent…parfois en retard, parfois en partie… Monique utilise beaucoup de temps et d’énergie à remplir les caisses. Il lui arrive souvent de partir dans sa vieille voiture cabossée et brinquebalante pour faire le tour des marchés afin récolter les légumes invendus …
Un « vestiaire » permet aussi aux étudiants d’acquérir des vêtements. Ils arrivent souvent en début d’année académique avec pour tout bagage quelques chemises africaines, bien peu adaptées à notre climat ! Ce vestiaire est alimenté par des dons et géré par des bénévoles. Les étudiants peuvent venir s’y renipper pour un prix très modeste. Acheter et non « recevoir », c’est un principe important de la MA. Recevoir risque de mettre la personne dans une position d’assisté, humiliante dans la mentalité africaine.
Les étudiants souvent désargentés sont aussi la proie rêvée des dealers et autres trafiquants… Il arrive fréquemment à Monique de devoir se rendre au poste de police d’Ixelles pour venir en aide à un résident. A force, tous les policiers la connaissent !
« Alors, Nikske, c’est quoi ton problème aujourd’hui ? »
« Allez, Nikske, on va t’arranger ça et puis on va prendre un pot ensemble ! » Ce qu’elle accepte volontiers.
Les nuits à la MAISAF, comme on l’appelle familièrement, ne sont pas toujours calmes ! Souvent, Monique doit sortir, en chemise de nuit, de sa chambre pour calmer une bagarre. C’est presque de la routine ! Et même, quand quelqu’un sort un couteau et que cela devient « chaud », cela ne la fait pas reculer !
Beaucoup de jeunes résidents, privés de leur environnement familial et perturbés par la différence culturelle, éprouvent des problèmes psychologiques. Elle nous a raconté qu’un jour un jeune, venu la voir dans son bureau, lui était apparu comme très agité et perturbé. Elle décide donc de l’emmener en voiture voir un médecin. Mais en route, il sort un révolver de sa poche et menace de se suicider ! Elle arrive à s’arrêter et essaie de le calmer en lui parlant et parvient à lui prendre son révolver qu’elle jette par la fenêtre de la voiture !!
Dans le courant des années 70, nombre de réfugiés politiques commencent à affluer en Belgique. Ils viennent tout naturellement s’installer près de la MAISAF où ils peuvent retrouver des compatriotes.
Peu à peu des commerces de produits africains s’installent, des boutiques de vêtements, des restos et des coiffeurs : c’est la naissance de Matongé !!
Monique est une force de la nature, jamais malade, fumant un voire deux paquets de « Lucky Strike » chaque jour (un héritage d’un « boy-friend canadien » ?), toujours sur le pont. Mais un jour, lors d’une visite de routine chez son médecin traitant, celui-ci, inquiet, l’envoie chez un cardiologue. Et la nouvelle la prend de court : son cœur est en très mauvais état. « Vous devez arrêter de travailler, lui dit le médecin, et vivre de manière très, très calme… ! »
Abandonner SA maison et SES enfants, vivre comme une petite vieille ? Impensable !! Elle fait le choix : mourir debout ! Elle met ses affaires en ordre, prépare sa succession et reprend le collier, sans que personne ne se doute qu’elle est en sursis. Un an plus tard, en février 79, elle fait une crise cardiaque et décède après 2 jours à l’hôpital d’Ixelles. Elle n’a que 61 ans.
Son décès crée un véritable séisme à la MA ! Son cercueil, ouvert, sera ramené en cortège à la MA. Et là, durant 2 jours et 2 nuits, elle sera veillée, accompagnée sans cesse par des chants et des danses traditionnelles. La cérémonie de funérailles aura lieu à Westmalle en Campine, son village natal. L’église est pleine à craquer. Outre la famille et le village, deux autocars ont amené une centaine d’Africains, le front ceint d’un bandana blanc. La messe est animée par des chants et des danses africains, ce qui perturbe un peu les Campinois d’un naturel plutôt réservé !!
Pour moi, le plus beau moment se passe au cimetière : un jeune étudiant camerounais , Ekoué, devenu plus tard un brillant chirurgien, prend la parole. Il a composé une sorte de chant, style rap. Je ne puis en restituer la beauté poétique mais voici en substance ce qu’il disait :
« Aujourd’hui, dans tous les pays d’Afrique depuis le Nord jusqu’au Sud, depuis l’Est jusqu’à l’Ouest, des centaines de petites filles ou de jeunes filles se nomment « Monique ». Parce que les étudiants, quand ils ont fini leurs études, ils rentrent au pays et quand ils se marient ils disent à leur femme :
« Suivant la tradition, c’est toi qui choisiras le prénom de nos filles. Mais l’ainée, la première de nos filles, tu l’appelleras « Monique ». Parce que, quand j’étudiais en Belgique, il y a une femme qui m’a aidé, qui m’a encouragé et écouté, secoué parfois… Et si je suis aujourd’hui l’homme que je suis, c’est à elle que je le dois…à elle MAMA MONIQUE ! »
La Maison Africaine existe toujours aujourd’hui. Certes, en 50 ans le monde a changé, le mode de gestion a évolué et s’est professionnalisé. Ce qui n’a pas changé, ce sont les principes de base qui ont présidé à sa naissance : être un lieu d’accueil pour étudiants africains, apolitique, multi-ethnique et non-confessionnel et ceci malgré de fortes pressions en sens divers…
Un legs de Monique et d’un autre membre de sa famille a permis de constituer un fonds géré par la Fondation Roi Baudouin destiné à financer des dépenses extraordinaires. C’est ainsi que le bâtiment de la MA a pu être entièrement rénové et mis aux normes en 2000.
Je pense parfois à toutes les « Monique » africaines, aujourd’hui sans doute grand-mères et connaissant un peu la mentalité africaine, je crois qu’elles n’ont pas oubli’ d’où leur vient leur prénom…
Michèle Répondre
une personnalité remarquable et un pan d’histoire que je ne connaissais pas, merci Cathie !