Comment distinguer ce qui est vraiment souvenir personnel vécu de ce qu’on m’a raconté par la suite tellement souvent que j’ai fini par le considérer inconsciemment comme mon souvenir ? Tri impossible à faire cinquante ans plus tard ! Et voilà pêle-mêle ce qui me reste de cette époque terrible.
Je suis né en novembre 1939 ; ceci explique le caractère un peu flou et imprécis des souvenirs que je vais raconter, et, de plus, tous les témoins de cette époque sont morts depuis longtemps ; il n’y a donc plus personne qui puisse m’aider à préciser les faits.
Ca se passe en 1943 ou 44, j’avais donc 3 ou 4 ans. C’était la guerre. Nous habitions à Esneux, un petit village à 17 km au sud de Liège.
Mon père
Je me vois ou je crois me voir avec Maman devant la petite chapelle au pied de la Salte ; derrière la chapelle, un enclos où mon père et d’autres hommes du village sont enfermés sous la garde d’un officier allemand et de ses soldats. Quel âge ai-je ? 3 ans, 4 ans ? Je ne sais plus et je n’ai plus personne à qui le demander ; je ne le saurai jamais ! Maman me dit de prier le saint qui est dans la chapelle et dont j’ai oublié le nom ; je suis à genoux par terre. L’angoisse de Maman est terrible ; d’autant plus que les deux collègues de mon père ont déjà été emmenés en Allemagne ; c’est mon premier souvenir, ce n’est pas le pire.
Papa est très vite rentré à la maison, et j’ai appris beaucoup plus tard ce qui s’était réellement passé. Le bourgmestre d’Esneux (un rexiste, probablement) est venu trouver l’officier et lui a fait valoir que deux des trois policiers de la commune avaient déjà été emmenés ; il ne restait que mon père : l’armée allemande n’aurait aucun intérêt à ce que la commune soit totalement dépourvue de policiers et, de ce fait, pratiquement paralysée ; c’est ainsi que mon père a dû la vie à un rexiste.
Papa m’a raconté bien plus tard que, en 40, il considérait que l’Allemagne avait gagné la guerre et qu’il fallait s’en accommoder ; la résistance n’avait aucun sens pour lui à cette époque ; de plus, contrairement à ce qui s’était passé en 14, les Allemands étaient très corrects en ce début d’occupation ; on les admirait presque ! Ce n’est que bien plus tard, après Stalingrad (hiver 42-43) qu’il a repris espoir et s’est engagé dans un réseau de renseignement au service des alliés ; à ma connaissance, il n’y a pas joué un rôle déterminant, il n’a été qu’un maillon ; mais à cette époque, même les maillons risquaient leur vie.
Notre réfractaire
Mon père était dans la résistance ; il faisait partie d’un service de renseignement allié. Son rôle était -pour autant que je le sache- de transmettre des renseignements qui lui étaient communiqués par le « maillon » précédent de la « chaîne » au maillon suivant…. Et, aussi, une fois, un clandestin qui cherchait à échapper aux Allemands,
En 1940, le Führer avait annexé à l’Allemagne les « Cantons de l’Est » Eupen, Malmédy, Saint Vith et, pour faire bonne mesure, également quelques autres communes qui n’avaient jamais été allemandes, dont Montzen et Welkenraedt.
Les jeunes hommes de ces communes, étant donc de nationalité allemande, étaient tenus de faire leur service dans la Wehrmacht ; et pour éviter toute difficulté de proximité, on les envoyait d’office sur le front de l’Est. Ce sont nos « Malgré nous », à nous, comme les Alsaciens pour les Français.
Certains d‘entre eux essayaient de se soustraire à cette obligation ; ils entraient dans la clandestinité, on les appelait les « réfractaires ».
C’était le cas de notre clandestin, originaire de Montzen ; comment est-il arrivé chez nous ? Je ne m’en souviens pas. Il y est resté 3 semaines (ou 6 ?). Il avait de faux papiers mais il fallait quand même le cacher.
Je me souviens de son faux prénom qui était Willy et, par affection pour le petit gamin blond et bouclé que j’étais à l’époque, il m’avait confié son vrai prénom André (une imprudence !).
Une autre imprudence : il est allé à la messe avec ma mère !
Parfois, les soldats allemands pénétraient dans les maisons pour saisir les cuivres, les vélos, les radios….. ; heureusement, les voisins nous avertissaient : « Les Allemands perquisitionnent »…..Willy montait dare dare dans le faux grenier en passant par une trappe dans le plafond du palier du premier étage et se cachait derrière un tas de sacs de toile de jute. .Une fois, les Allemands sont entrés dans la maison et ont confisqué la radio ; La trappe était peu visible…Mais imaginez quelle était l’angoisse de mes parents…..si les Allemands l’avaient vue !
Cette lourde angoisse pesait aussi sur moi, sans que j’en sois conscient et m’a marqué pour longtemps ; à l’âge de 30 ans, je faisais encore régulièrement des cauchemars où je rêvais que les Allemands perquisitionnaient.
Les robots : (c’est à dire les V1)
En 1945, nous étions libérés mais la guerre n’était pas finie ; les Allemands sortaient leurs dernières armes, dont les V1 qu’ils envoyaient en principe sur l’Angleterre, mais ce n’était pas au point et beaucoup tombaient dans les environs de Liège ; on les entendait venir : ils faisaient un bruit différent de celui d’un avion et immédiatement reconnaissable ; tant que le moteur ne s’arrêtait pas, c’était bon, ils ne faisaient que passer, mais si le moteur s’arrêtait, on savait qu’ils allaient tomber dans les quelques secondes qui suivaient. "C’est po nos ôtes" criait l’adulte présent et on se précipitait tous dans la cave ou simplement sous la table de la cuisine pour éviter au moins les éclats de verre. Les robots étaient une cause de terreur permanente à tel point que papa avait décidé que nous dormirions tous dans la cave ; ce fut atroce pour moi : j’avais quatre ans, et j’y ai fait des cauchemars horribles ; quand je me couchais sur le côté gauche, je voyais des tanks qui défilaient avec des soldats casqués dans la tourelle ; si je me couchais sur le côté droit, je voyais un amputé d’une jambe, couvert de pansements sanglants qui essayait de monter un escalier en s’aidant de béquilles : de toutes manières, je me réveillais en hurlant ! Après deux nuits de cette pénible expérience, papa a décidé de remonter dormir au premier "Il vaut mieux être tué sur le coup que de mourir étouffé sous les décombres ! "
Une enfance dans la guerre, ce n’est pas un cadeau !
« A ces enfants qui sont nés un peu avant 1940, il ne faudra jamais parler du paradis de l’enfance » une citation dont j’ai oublié l’auteur.
En voici une autre, qui vient d’un chanson peu connue de José Thomas :
Mon enfance, mon enfance,
J’suis pas fâché qu’tu sois passée,
Mon enfance, mon enfance,
Je ne voudrai pas recommencer.
Moi non plus, José, je ne voudrais pas recommencer !