Diverses circonstances familiale (ma sœur habite l’Equateur depuis 1974), professionnelle (construction d’une centrale hydroélectrique au début de la décade 80) et autres (reforestation, projet de développement avec la population locale) me lient à ce coin de la Cordillère des Andes. Le pays a fortement progressé sous la Présidence de Rafaël Correa, mais parfois les mentalités sont plus lentes à évoluer que les progrès visibles. Voici quelques souvenirs marquants
Carnaval 2015
Manuel D., Amérindien, m’invite à participer à la fête du Carnaval et au festin du cochon. Je viens d’arriver dans le pays. César, mon filleul et Carmen sa femme, viennent me chercher vers 12h30. Une grande partie de la famille est déjà réunie depuis plusieurs heures. Les plus de vingt ans sont déjà un peu éméchés. La maison du patriarche est faite de planches, de cartons, de tôles ondulées. Patriarche dis-je : huit enfants, 42 petits-enfants et déjà 7 arrières petits-enfants. Autour du corps central de la maison à deux niveaux s’articulent des zones couvertes où plusieurs foyers alimentés au bois sont entourés de cuistots affairés à la cuisson.
Trône sur un chevalet le seigneur cochon. Son cuir croquant a déjà cuit au …chalumeau à gaz. On me présente six carrés bien croustillants : un délice. J’arrive juste à temps pour la deuxième phase. La langue du cochon, callée par une pierre sort de sa gueule. Au moyen d’une corde passée au cou et d’un crochet fixé à une poutre du plafond, trois hommes costauds redressent la bête à la verticale. Couteaux aiguisés la découpe se fait du haut vers le bas. D’abord de larges tranches de graisse qui rejoignent un chaudron en cuivre pour en faire une quantité impressionnante de saindoux. Un groupe de jeunes, garçons et filles, font des dés de viande plongés dans la graisse bouillante destinés à la « fritada » (friture). Un deuxième groupe s’active à partir d’une casserole pleine de légumes et autres condiments et emplissent à la main les boyaux qui feront les boudins à consommer dans les jours qui suivent. Pour accélérer le travail, une bouteille en plastique est découpée en forme d’entonnoir facilitant ainsi le remplissage des boyaux. Dans la cuisine des femmes cuisent le « sancocho » (sorte de ragout). La découpe du cochon se poursuit. Lorsque les couteaux ne suffisent plus à la tâche, Manuel sort sa grande cognée et les plus vaillants de ses fils et petits-fils fracassent les os les plus résistants pour en extraire la moelle.
Les moins de quinze ans font des rondes et vident les bombes de mousses carnavalesques. La soixantaine de participants sont répartis qui sur des bancs, qui en farandoles passant par les escaliers et les jardins, qui encore autour des vastes chaudrons. Les visages sont grimés au charbon de bois, les sourires sont coquins. L’approche physique de l’animal semble sacrificielle. Les flammes colorées lèchent le pourtour noir de fumée des casseroles. Dans celles-ci, la brillance cuivrée borde le bouillonnement des viandes et des graisses. Voilà les pattes coupées une à une. On aiguise les couteaux. Le corps de la bête est de plus en plus dépecé. Reste la tête intacte, langue pendante, visage presque souriant du bonheur dispensé aux nombreux convives. Manutention plus délicate, voire dangereuse, il s’agit de récupérer la graisse liquide et bouillante du chaudron principal. Deux hommes l’inclinent et drainent le liquide vers un autre récipient. Un peu plus loin dans le jardin, un autre porc sans doute pas assez engraissé profite d’un sursis accordé à sa vie terrestre.
La vue vers la montagne procure une échappée cordillèrement accueillante. Dans la prairie les jeunes se lancent les traditionnels ballons remplis d’eau. Voici, les visages d’enfants qui apparaissent les uns à la suite des autres en descendant l’escalier.
Je parviens à réunir un peu plus de la moitié de la famille pour une photo souvenir. Seule Inès, la femme de Manuel est encore en costume traditionnel. Il manque quelques chants et danses pour donner une couleur plus folklorique. Les appétits sont là. Déjà les boudins prennent un aspect comestible dans des casseroles en aluminium. La fête prend fin au coucher du soleil.
Retour sur la vie de Manuel et de sa famille …
Une réflexion m’inspire… ce couple, Manuel D et Inès G, que je connais bien depuis 1980 avait à cette époque 3 enfants, 2 à 3 vaches, un cochon, quelques poules et « cuyes » (cochons d’Inde), des cultures de maïs et quelques bacs de coca-cola à la vente des passants. Une vie de hauts et de bas car après l’acquisition de deux hectares suite à la réforme agraire des années 1970 et la venue de plusieurs autres enfants, le fils aîné Jorge décide de tenter sa chance aux States. Un « coyote » servira de passeur à la frontière mexicaine. Mais les parents doivent mettre en gage terrains et maison. Cela se passe en 2001. Tours jumelles à New-York et travail en chute libre pour les émigrés… Le coyote cupide fait vendre les biens des D. suite à l’incapacité de rembourser l’exorbitante somme demandée (en 2020 c’est près de 10mille US$ sans garantie de résultat !). Vingt ans se sont passés, Jorge est toujours à New-York, spécialiste en cuisines équipées. Il n’a jamais revu sa femme et ses quatre enfants… et y a, en septembre 2019, entrainé son frère César. Et tente d’y faire venir sa femme Carmen. Une première tentative a échoué début mars 2020, et fin mars elle tente une seconde tentative …des endettements à vie. Et les « coyotes » continuent à s’enrichir en toute impunité. Ah, le rêve américain …
Manuel D, chose rare, un soir, est venu me rejoindre au coin du feu près de la grande cheminée du patio. Je me rappelle des prénoms de ses parents Andrès et Carmela. Ils ne parlaient que quechua ( langue des Incas). Une fin d’après-midi en 1980, j’ai vu Andrès recoudre une blessure qu’il avait au pied avec fil et aiguille. Manuel a vu ses parents mettre genou en terre pour saluer les maîtres …Lui, Manuel n’a jamais accepté de le faire. Il est né en 1946. C’était donc une pratique courante au milieu du XX° siècle. Il a vu son père frappé par le maître. La pratique des Indiens était alors de disparaître pendant plusieurs jours… le maître embarrassé envoyait un émissaire avec quelques caramels, façon indirecte de s’excuser.
A 14 ans, Manuel avait déjà travaillé deux ans dans des plantations à la côte. A son retour deux frères déjà adultes ne pouvaient diriger la paire de bœufs en train de labourer. Non pas à la charrue mais avec un araire : lame de ressort de véhicule effilée et plantée dans un timon en bois. Les bœufs ne voulaient entrer dans le bon sillon. Le patron irrité, énervé, allait et venait, ne pouvant lui-même prendre le risque de mener les bœufs… en cas d’échec il aurait été ridiculisé. Manuel observait la scène de loin en se demandant comment faire. Le maître s’en aperçu. Manuel tremblait de peur d’être appelé à prendre la relève. Ce qui arriva. Risquant le tout pour le tout, il appliqua une frappe énergique sur le flanc des bêtes. Miraculeusement celles-ci reprirent le bon sillon. Il fit quatre fois le tour du champ, pas loin du patio où il me raconte son exploit. Il avait gagné d’audace. De loin, le patron lui sourit en coin et lui fit remettre deux caramels. Jeune gamin il avait réussi son pari et gagné le respect de Don Anduco V- A . De cet instant lui vint cette assurance à diriger les autres et de prendre des initiatives pour exécuter des travaux. De sa silhouette trapue et rondelette lui vint le surnom de « osito », l’ourson.
Réflexions ...
Jusqu’à ce jour, soixante ans après, le conflit blancs/métissés et Indiens reste palpable. Je l’ai remarqué dans le chef de mon neveu, de quarante ans mon cadet et de son beau-frère. La démarche un peu cowboy, déhanchée, l’allure d’une descente sur la ville. Consciente ou non, on note une condescendance qui se traduit par l’humilité palpable des « campesinos » (paysans). La génuflexion n’est plus de mise mais elle reste dans l’inconscient collectif.
Christian C. mars 2020