Extrait de "Nous racontons notre vie", au Pavillon Léopold à Laeken (2016)

Une enfance italienne

Je suis né en 1946 dans le nord de l’Italie, dans la zone rurale de Mantoue près de Bologne. Premier enfant mâle après une série de filles, je fus un garçon très gâté !

Durant mon enfance, j’aidais mes parents à chauffer le poêle pour faire à manger.

En Italie, il n’y avait pas de Saint-Nicolas. Le 13 décembre, on fêtait Sainte Lucie. Mon premier cadeau a été un canard avec une corde ; j’avais deux ans et demi. Par après, moi et les autres enfants du village, nous n’avons plus reçu que des fruits et un peu de nourriture : des oranges, des mandarines, du nougat, les premiers Nutella ... Les jouets étaient trop chers, il y avait trop d’enfants et on était dans une région pauvre à cause de la guerre qui n’avait laissé que désolation.

Je suis allé à l’école à l’âge de 6 ans : une garderie pour les enfants de 2 à 6 ans. Il y avait, dans une seule salle, 200 enfants avec une institutrice. Là, nous courions dans tous les sens et jouions.

Quand je suis allé à l’école primaire, j’étais dans une classe de 52 élèves. J’adorais l’école puisque j’étais le seul à savoir lire. J’étais souvent désigné pour lire devant la classe et j’en étais très fier. L’école se passait de 8h15 à 12h30. Après l’école, nous allions à la maison, puis à l’église, à l’oratoire. On y jouait au foot et on suivait une demi-heure de catéchisme tous les jours.
Je me rappelle de l’arrivée de la télé chez le curé. C’était en 1954. On aimait bien rester à l’église pour regarder Rintintin à la télé !

Tous les samedis après-midi, c’était la confesse. Les filles d’un côté, les garçons de l’autre. Il y avait beaucoup de monde ! On se regardait les uns les autres en se demandant quels péchés les autres avaient commis. Le dimanche matin, on allait à la messe. A tour de rôle, on était enfant de chœur ou on faisait la quête.

A 14 ans, j’ai quitté l’école pour aller travailler à l’hôtel.

Une carrière dans l’hôtellerie

Mes parents vivaient à la campagne au nord de l’Italie près de Bologne. Ils étaient ouvriers agricoles. A l’époque, dans cette région, il n’y avait pas d’industrie. Les agriculteurs n’en voulaient pas. Ils avaient d’ailleurs demandé à Mussolini de ne pas laisser les industries s’y implanter parce qu’elles leur auraient pris la main d’œuvre.

A la campagne, le travail commençait le 14 février par le travail de la vigne, des arbres fruitiers. Il se terminait le 11 novembre avec les moissons et les vendanges. Fin novembre, la paye était distribuée. Les ouvriers pouvaient régler leurs dettes chez le boucher, le boulanger, l’épicier. Les achats se faisaient à crédit. Ce n’est qu’après la deuxième guerre mondiale que les ouvriers ont eu des contrats écrits.

Quant à moi, j’ai travaillé pendant toute ma carrière dans l’hôtellerie et j’ai aimé ça ! J’ai gravi tous les échelons de simple groom à chef concierge dans un grand hôtel 5 étoiles à Bruxelles.

A 14 ans, j’ai quitté l’école pour travailler dans un premier hôtel en Italie. Un ami était venu me chercher et m’avait dit qu’ils embauchaient. J’ai sauté sur l’occasion ! Je travaillais de 7 heures à 21 heures. Le jeudi, je terminais à 17h. C’était mon seul congé : 4 heures par semaine !

A 7 h du matin, je commençais par nettoyer le hall, brosser la galerie devant l’hôtel, nettoyer les toilettes, cirer le parquet des cabines téléphoniques, passer au Sidol les cuivres. A midi, je faisais le service au restaurant.

En plus de mon salaire, je percevais des pourboires, tant de pourboires que mon salaire ne servait qu’à l’épargne et aussi à charmer les jolies filles : je leur achetais des glaces ou une place au cinéma. C’était l’argent qui me motivait, pas le travail proprement-dit ! J’étais tellement heureux d’avoir de l’argent dans ma poche. C’était comme une drogue.

Un jour, alors que j’avais 14 ans, j’ai vu une femme de chambre nue en train de se laver ; j’ai eu une aventure avec elle pendant 3 ans. Elle avait 20 ans de plus que moi. Elle est tombée enceinte et a décidé d’avorter. Cela coûtait cher. Il fallait débloquer 40.000 lires et moi je ne gagnais que 2000 lires. J’en ai parlé à mon chef de service. Je lui ai raconté toute la vérité. Il m’a donné cet argent sans demande de remboursement ! Il m’a fait devenir homme. Par contre, il m’a expliqué que je devais me protéger avec des capotes. J’allais donc acheter des capotes, à chaque fois dans une pharmacie différente. Je prétendais que c’était pour un client !

En 1964, en Italie, des lois fascistes persistaient. A 18 ans, j’ai reçu une convocation pour partir à l’armée, en Sicile, dans la marine. Je ne voulais pas rentrer dans l’armée mais je n’avais pas le choix. Si je restais en Italie et que je refusais l’armée, alors je risquais le tribunal militaire, plusieurs mois de prisons et des problèmes jusqu’à mes 33 ans. Je suis pacifiste. Un vieux proverbe dit : « l’homme fait usage de la force quand il n’a pas d’intelligence. »

J’ai demandé et obtenu un passeport. Je me suis rendu dans une agence de voyage à Milan. On y vendait des tickets très bons marchés pour les mineurs italiens qui partaient travailler en Belgique. C’est comme cela que je me suis retrouvé à la gare centrale à Bruxelles le 30 septembre 1964. J’avais 30.000 lires en poche (environ 200 francs belges).

J’ai déposé mon CV dans le premier hôtel que j’ai vu, l’hôtel Atlanta, Boulevard Adolf Max. Immédiatement, j’ai été engagé. J’y suis resté 18 mois. J’ai été chasseur, valet de nuit. Je devais cirer les chaussures pendant la nuit. Je connaissais juste quelques mots de français. Mon intégration s’est très bien déroulée. Je gagnais bien ma vie. Très vite, j’ai acheté une voiture, une Trabant, avec un copain. Elle nous a coûté 3000 francs chacun.

Durant toute ma carrière, je n’ai rien vécu de désagréable. J’ai pu traiter avec les grands de ce monde, des rois, des présidents et j’en passe. Un des souvenirs dont je suis le plus fier ? Avoir trouvé une belle chambre à Londres pour un chef d’entreprise américain, Monroe, le roi des amortisseurs, alors qu’il n’y avait plus aucune chambre disponible ! J’ai aussi un certificat de bon service signé de la Maison Blanche et un autre signé par les deux Clinton !

Entre ici et là-bas

Je suivais des cours du soir en français et en allemand. Pendant les pauses, j’ai rencontré ma future femme. Elle était allemande et ne parlait pas très bien le français. Très vite, elle s’est retrouvée enceinte. Elle préférait accoucher en Allemagne. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés à Cologne et ensuite à Bonn. J’avais facile à trouver du travail. Je n’étais pas exigeant non plus … J’ai d’abord été concierge de nuit à Essen et ensuite bagagiste à Bonn.

En 1967, nous sommes retournés en Belgique. L’hôtel Atlanta demandait que je vienne retravailler pour eux. J’ai toujours travaillé dur. En tant qu’Italien, je n’ai jamais rencontré de problèmes. Je me souviens juste d’une fois. Je cherchais un appartement et j’ai vu une pancarte : « Etranger, s’abstenir. » J’ai répondu : « Mais, je ne suis pas un étranger. Je suis italien ! ».

Nous avons vécu pendant 27 ans à Waterloo. L’Italie ne me manquait pas. A l’époque, il y avait beaucoup de grèves et de problèmes en Italie. Pour visiter ma famille, je voyageais clandestinement. Arrivé en Italie, je devais me cacher sinon, j’aurais pu être jeté en prison comme déserteur. Je restais donc à la maison. Ce n’est qu’à partir de 1972 que j’ai pu retourner en Italie librement et sans crainte.

Pour moi, la Belgique était et reste un pays phare. Tout était bien organisé, tout fonctionnait bien : il y avait des trains 20h sur 24h ; c’était le seul pays en Europe où cela existait !

L’aventure était mon rêve de jeunesse. Savoir que derrière, il y a quelque chose que je ne connais pas. J’ai pu vivre ce rêve !

Etre homme, être femme

Un peu après être arrivé en Belgique, j’ai rencontré ma future femme dans un cours du soir. Elle était allemande et orpheline. En fait, je me suis attaché à elle parce qu’elle ne présentait que des avantages. Pas de belle-mère ! Et moi, loin de mes parents ! Je ne voulais pas que ma femme vive comme ma mère. Nous avons bien vécu ensemble.

Dès la première semaine de notre mariage, nous avons élaboré une constitution entre nous pour déterminer qui faisait quoi. Ma femme a toujours travaillé. Elle a vendu des pralines, elle a été téléphoniste à l’ambassade d’Allemagne. Au début de notre mariage, j’ai travaillé pendant six ans la nuit. Pendant la journée, je m’occupais de nos deux filles tandis que mon épouse travaillait en tant que caissière dans un supermarché.

Si je me considère comme féministe ? Ah oui, je suis très féministe avec mes trois femmes ! J’ai même participé à des manifestations pour les femmes. Je suis pour l’égalité de droits mais je trouve que nous sommes très différents : notre constitution physique n’est pas la même et puis les hommes ont de la testostérone, ce qui les amène parfois à se comporter comme des animaux !
La femme est plus sensible mais aussi coriace !

J’ai septante ans mais je ne suis pas amoureux. Si ma femme me disait qu’elle s’en allait, je serais prêt à l’accepter. Pour moi, l’amour c’est du hasard. Le respect, ça c’est le plus important. Je suis fier d’être patriarche, de mon « Heimat », ici en Belgique ; de ce que j’ai construit avec ma femme, ma famille, depuis 1964.

Religion, valeurs, philosophie de vie

Enfant, la religion a été très importante pour moi parce que près de l’église, il y avait une plaine de jeux. Pour y aller, il fallait suivre le catéchisme. En dehors de cela, la religion m’importait peu. Dans ma famille, on ne priait pas mais on respectait les fêtes religieuses parce qu’on aimait bien les fêtes ! Je me souviens notamment de la bénédiction des maisons. Mais tout ça, c’étaient plutôt des traditions. A l’école, la religion occupait la première place. C’était la première matière.

Aujourd’hui, la religion n’est pas aussi importante qu’hier. Le nouveau dieu, c’est l’argent. Avant, la religion était la sève de la vie familiale. On pratiquait la religion par intérêt parce que parfois, on avait besoin du curé. La colonne vertébrale, c’étaient les dix commandements.
Quand je suis seul et que je rentre dans une église, je me demande : « Pourquoi tant de malheurs ? » Cependant, la religion m’a apporté une façon de vivre, une certaine éducation.

Mon rêve fou aujourd’hui, c’est de devenir moine ! Quand je suis seul, je suis le roi sur terre. C’est un orgasme intellectuel !

Un objet qui m’est cher ? Le bonnet rouge de ma tante

J’ai reçu ce bonnet rouge de ma tante lors de mon 14e anniversaire. Je l’ai toujours aujourd’hui ; le voici ! C’est le plus ancien objet que je possède ; je l’ai perdu quatre fois ! Un jour, un vent violent l’a emporté. J’ai couru pour le rattraper faisant fi de tout ce qui était sur mon chemin : voitures, véhicules de toutes sortes. J’ai couru et je l’ai rattrapé.

Je me souviens d’un autre jour où il a beaucoup plu. Quand il s’est arrêté de pleuvoir, je l’ai mis à côté de moi ensuite je l’ai oublié. Un peu plus tard, une femme m’a appelé et me l’a remis.

1 commentaire Répondre

  • JeannineKe Répondre

    Cioà Andrea ,

    Ton texte me plait .

    Tu parles avec franchise, tout en nuances et ton histoire est attachante .

    Ta vie furt bien remplie et ton courage te fait honneur

    Merci pour ce témoignage

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