Ce texte fait partie du feuilleton d’Elisabeth "Entre Hongrie et Belgique, un chemin d’immigration" Lire l’ensemble
En déménageant à Anvers, mon enfance insouciante est restée à Poperinge. Je l’ai retrouvée encore quelques fois en retournant en vacances chez ma tante.
Papa avait trouvé pour moi une école francophone, se disant qu’avec le français, j’irais plus loin qu’avec le néerlandais. Le temps d’affronter des difficultés commençait pour moi. Pour m’encourager, il s’inscrivit lui-même en cours du soir pour apprendre le français et souvent je l’accompagnais. A cette époque, il ne connaissait pas encore bien les questions linguistiques de pays d’accueil. Le nouveau pacte scolaire de 1960 stipulait que chaque région ne devait avoir que des écoles dans sa langue respective.
L’école où il m’inscrivit était une école privée fréquentée surtout par des enfants de diplomates. ll y avait une classe unique prévue pour tous les élèves en apprentissage du français. Seulement après la connaissance suffisante de la langue, nous pouvions retrouver notre classe respective. A peine le néerlandais bien appris, me voilà à recommencer dans une nouvelle langue.
Cette fois-ci, je n’ai plus retrouvé la bienveillance à mon égard et je ne trouvais pas bien ma place dans cette école où les élèves étaient de confessions et d’origines différentes. Le cours de religion regroupait en une seule classe les élèves de différents niveaux. Je me souviens douloureusement qu’un jour, à mon retour de celui-ci, la titulaire de ma classe d’accueil me confisqua tout un paquet d’images pieuses, reçues juste auparavant, et qu’elle le jeta dans la poubelle. Ce geste m’avait bouleversée.
Après deux années plus un trimestre, je suis retournée dans une école néerlandophone pour ne pas prendre encore plus de retard dans ma scolarité. Ce changement, en cours d’année déjà entamée, me coûta une année de retard : je changeais de section Moderne vers la section Latin-Grec. Tout au long de mes années d’humanités, je me suis sentie en décalage de deux années avec mes compagnes de classe, puisque née au mois de décembre, je suis entrée en première année primaire à 7 ans.
Huit années après notre arrivée en Belgique, comme tous les autres Hongrois, nous avons fait la demande pour être naturalisés belges. A cette époque, la procédure durait deux années. Ayant obtenu sans problème les documents, nous avons commencé à retourner en Hongrie pour les vacances. J’avais 18 ans quand j’ai revu le pays de mon enfance et la famille hongroise qui s’était agrandie depuis les 10 dernières années.
Mes deux frères qui avaient tout juste 21 ans, donc majeurs, ont remis à plus tard l’acceptation de la naturalisation, ne voulant pas faire de service militaire. Ils sont restés des ’étrangers’ plus longtemps, ce qui n’était à leur avantage lors des demandes d’embauche. Ils sont devenus belges autour de leurs 27 ans en payant les frais administratifs. Ensuite, eux aussi ont commencé à redécouvrir le pays que nous avions quitté. Chacun y retournait à son propre rythme. Mais jamais plus nous ne nous y sommes retrouvés tous ensemble.
Mes parents étaient-ils heureux d’être venus en Belgique ?
Papa n’aurait jamais avoué le contraire. ll se sentait surtout libre de gérer sa vie et celle de sa famille comme il l’entendait. Maman a toujours gardé la nostalgie. Elle est toujours restée femme au foyer. En Hongrie, avant son mariage, elle gagnait sa vie et aidait sa mère veuve avec trois enfants, en travaillant comme couturière indépendante. Pour apprendre la langue, elle a essayé de travailler dans un atelier de couture à Anvers. Les jeunes filles avec qui elle travaillait, au lieu de l’aider dans l’apprentissage de la langue, se sont tellement moquées d’elle qu’elle n’a pas tenu bien longtemps. Sur ce point, papa trouvait plus important que les trois enfants aient une maman qui prenne soin d’eux plutôt qu’une maman qui aurait pu devenir une malade nerveuse dans un milieu hostile. Ainsi, maman n’a jamais vraiment appris la langue du pays. Plus tard, avec ma belle-sœur belge et les deux petits-enfants qui sont venus très souvent à la maison, elle a quand même appris les rudiments du néerlandais.
Les années ont passé, nos parents ont sacrifié leur vie pour que nous, les enfants, nous puissions bien nous intégrer dans notre nouveau pays. Notre avenir a pris forme. Avec le temps, malgré sa nostalgie permanente, même maman avait compris que sa place était près de ses enfants et petits-enfants. Sa belle-fille flamande, qui avait bien adopté toute notre famille hongroise, y a certainement contribué activement. Mon frère et ma belle-soeur sont allés tous les deux ans en Hongrie pour leurs vacances avec leurs deux enfants. Maintenant que ces enfants sont devenus adultes, ma nièce avec son mari et leurs deux enfants respectifs continuent eux aussi ce rythme de vacances en Hongrie tous les deux ans.
Jamais nous n’avons envisagé un seul instant retourner définitivement en Hongrie. La Belgique est devenue entièrement notre pays.
Une fois les parents décédés ainsi que tous ceux qui nous ont connus comme enfants en Hongrie, les liens se sont écartés pour moi de plus en plus. En ce qui me concerne, j’y vais de moins en moins. C’est ici que j’ai tissé ma vie et je ne connais aucune nostalgie ou attirance majeure. Je ne le nie pas, quand je revois encore des membres de ma famille en Hongrie, je me sens tout à fait bien avec eux et ils nous font à chaque fois toujours la fête. Pourtant, une fois en dehors de ma vision, je les sens loin de ce qu’est devenue ma vie. Quand je reviens, après avoir passé des vacances là-bas, je sens bien qu’ici nous vivons d’autres valeurs, nous avons d’autres centres d’intérêt.
Il faut savoir choisir clans la vie, une fois le choix fait, ne plus regarder en arrière. On ne peut vivre ici et ailleurs en même temps et nous n’avons qu’une seule vie à vivre. Notre avenir est devant nous.
Souvent les hommes se rendent mutuellement la vie impossible. Des pays se font la guerre et certains sont contraints à faire des choix, en âme et en conscience, auparavant non envisagés. Mes parents ont fait leur choix avec des conséquences difficiles pour eux et pour leurs enfants aussi. Voilà que le rideau de fer et le mur de Berlin sont tombés, mais l’histoire se répète et la bêtise humaine ne tonnait pas de fin : d’autres murs s’érigent… Les réfugiés ne sont pas les bienvenus. Il nous sera toujours offert des occasions pour grandir en humanité en reconnaissant l’autre qui est différent comme un frère. Peut-être a-t-il aussi besoin de mon aide et de ma bienveillance ?
Seule l’histoire nous dira où va notre planète avec ces brassages de populations. Moi, j’ai donné ma réponse : toute personne humaine a une valeur sacrée, cela personne ne peut le lui enlever. Nous sommes tous des frères et soeurs en humanité. Pour apprendre à gérer notre terre et la vie des hommes, apprenons à vivre dans un esprit honnête et fraternel. Que nous vivions dans un pays ou dans un autre, pour Dieu, cela n’a pas d’importance.
La Belgique n’a pas été le paradis rêvé pour mes parents. Leur choix et leurs sacrifices m’ont permis de devenir celle que je suis aujourd’hui et cela est énorme. Jamais là-bas je n’aurais pu faire le choix de vie que j’ai fait ici. C’est la foi qui m’a ouvert la porte du bonheur. La bienveillance de mes parents et de mon entourage m’y ont aidée. De patrie, je n’en ai qu’une seule et je vis déjà dedans : c’est le Royaume de Dieu. Cette découverte c’est la Belgique qui m’a permis de le faire.
Pour bien construire son avenir, je pense qu’il est bon de se remémorer les bienfaits dont nous avons été bénéficiaires. Il n’est pas bon pourtant de s’éterniser sur le passé c’est l’avenir qui est devant nous. Cet avenir je peux le recevoir comme un don, grâce à l’intervention de tous les intervenants du passé et ceux d’aujourd’hui. Parmi eux, Dieu s’est toujours déclaré ’présent’ C’est une autre manière de lire sa propre histoire et celle de sa famille, si le coeur vous en dit, essayez.