A la fin de mes humanités, je présente quelques examens d’embauche.
En octobre, un courrier de la Banque nationale m’annonce que je suis admise à l’épreuve orale. Peu après, je suis convoquée à la visite médicale. Enfin, mi-décembre, un pli officiel m’informe : « Vous êtes convoquée le 4 janvier 1972 à 9 heures, 3 boulevard de Berlaimont, pour prendre vos fonctions…. »
C’est un mardi. Je viens d’avoir 18 ans.
Nous sommes deux nouveaux ce matin à l’entrée principale réservée au public et aux membres de la Direction. Un garçon néerlandophone et moi-même. Mademoiselle B. m’accueille et m’entraine dans un dédale de couloirs, d’escaliers, d’ascenseurs... En deux heures, elle me fera découvrir « la Maison ».
Elle ouvre les portes des différents bureaux. Ici, deux fenêtres, deux simples chaises : c’est un chef de division. Ici, trois fenêtres, un fauteuil club : c’est un chef de service. Là, trois fenêtres, un coin salon et un tapis : un chef de département…
Nous faisons un arrêt auprès du chef du personnel pour signer mon contrat d’embauche puis retour au sous-sol. L’entrée du personnel s’y trouve au numéro 5 du boulevard. Les portes sont fermées entre 8h45 et 16h45. Pas de badge d’admission, pas de pointeuse, pas de sorties le midi.
L’accès aux bureaux se fait par un long couloir dallé de métal. Sur la droite, les vestiaires. Il faut impérativement y laisser son manteau avant de se rendre au bureau. Je reçois la clef d’une armoire.
Visite à la mutuelle de la Banque pour remplir les formulaires d’inscription.
Passage rapide au guichet du réfectoire pour acheter un ticket de repas. Les commandes se font une semaine à l’avance par l’intermédiaire d’une personne désignée dans le service. Le réfectoire des employés s’étend au 4e étage sur les 200 mètres de la Banque. Deux services sont prévus, l’un à 12h, l’autre à 13h. Les ouvriers et les cadres disposent de réfectoires séparés. La direction a sa cuisine particulière et des salles à manger.
A côté du réfectoire se trouve la salle de repos, le « bar », qui propose, à des prix avantageux, friandises, boissons non alcoolisées et cigarettes, et surtout la bibliothèque ouverte de 12 à 14h. A l’étage supérieur, une terrasse permet de prendre un peu d’air pendant la pause de midi.
Retour au rez-de-chaussée, à la Caisse centrale, le lieu qui accueille le public. Des guichets s’alignent de chaque côté du bureau de poste. La SNCI offre au personnel de la Banque des conditions spéciales pour les comptes à vue mais je n’ai que 18 ans et je devrai encore attendre un peu pour ouvrir un compte. Entretemps, mon salaire me sera remis en espèces le 7 de chaque mois.
Vers 11 heures, Mademoiselle B. me laisse dans le bureau enfumé de Monsieur T., deux fenêtres, deux chaises … L’odeur de son gros cigare me rappelle mon grand-père. Il s’informe de mes formations, s’étonne du fait que je ne connais pas du tout la comptabilité. Un nouveau service va être créé, la Centrale des Bilans ; il s’attendait à un comptable mais comme la caisse centrale n’est pas « un endroit pour une jeune-fille », c’est le jeune néerlandophone, comptable sans doute, qui occupera cette place où les blagues de mauvais goût et un langage peu châtié font partie du quotidien.
Le travail de la centrale n’a pas encore démarré ; Monsieur T. me suggère de lui dessiner un graphique avec des données économiques sur papier millimétré. Puis il me conduit dans les locaux que j’occuperai désormais. La porte s’ouvre sur une odeur de pastis, relents du drink de nouvel an. Monsieur N. me donnera des notions de compta. Actif, passif, compte de pertes et profits ne lui semblent pas plus clairs qu’à moi. Josée et Charles travaillent dans cette section appelée micro-filmage.
De l’autre côté du couloir se trouve mon bureau que je partage avec Michel, François et William. Nous n’avons qu’une seule fenêtre ! Nous disposons d’un bureau avec une rangée de trois tiroirs. Le mobilier aussi s’adapte à la hiérarchie, un chef de bureau a droit à sa fenêtre et à un bureau avec deux rangées de trois tiroirs. Monsieur R. est le chef. Il m’impressionne beaucoup car son crâne chauve est couvert de cicatrices. J’apprendrai plus tard qu’elles sont la suite d’un séjour dans les camps de concentration. Willy et Elisabeth, deux stagiaires le secondent. Ils sont universitaires et en charge du développement de la nouvelle centrale. Au bout de la pièce, Yvonne dactylographie, Malou s’occupe de l’intendance et du courrier.
Je reçois une latte, un crayon, une gomme, un Bic, une agrafeuse (à rendre si je quitte le service) et des crayons de couleur (pour le graphique !). Apparemment, on ne sait pas trop que faire de moi… Je m’applique donc à ce graphique que je retrouverai sur le bureau de Monsieur T. lorsqu’il m’appellera le 1er avril pour me confirmer mon engagement.
Tout autour du local sont alignés des classeurs en métal kaki. Ils contiennent 16000 cartons récupérés de la CGER. Les jours suivants, on me demande de sortir ceux qui portent le numéro 3, c’est-à-dire les sociétés du secteur chimie. Je parcours donc les tiroirs poussiéreux et empile les cartons sur mon bureau. Entretemps, les têtes pensantes ont découvert que le code 62 représentait également le secteur chimique, je recommence donc l’opération. Ce ne sera pas la dernière fois !
Vendredi soir, je me demande combien de temps je vais rester dans cette banque !
Enfin le travail commence. Pendant des mois, nous allons recopier les données issues des Annexes au Moniteur belge : 3 chiffres à l’actif, 3 chiffres au passif et un compte de résultat encore plus concis. Nous écrivons au crayon sur des formulaires qui reprennent en détail tous les postes possibles pour un bilan d’entreprise. C’est dire que ces formulaires sont à peine complétés, sauf dans de rares cas où la société publie un rapport détaillé.
Nous devons également refaire les additions. Souvent, sur papier car nous ne disposons que d’une machine à calculer à partager avec les collègues ! Je me souviens d’un modèle extraordinaire. Elle ressemble à une caisse enregistreuse. Il faut introduire les montants en séparant les unités, les dizaines, les centaines…. Quand on demande le résultat, la machine s’exécute bruyamment. Elle occupe une place énorme mais à l’époque, le bureau est vide, pas d’ordinateur, pas de téléphone (exceptionnellement nous pouvons appeler sur le poste du chef). Chaque soir, nous rendons nos copies à Monsieur R. qui les corrige et nous convoque si trop d’erreurs s’y sont glissées.
Après quelques mois, des caisses de formulaires sont envoyées à une société d’encodage. Au retour, les erreurs sont pointées avec les originaux. Je me souviens qu’étant la plus jeune, j’ai passé des heures assise par terre au milieu de piles de documents à chercher celui qui donnerait la solution.
Les programmes sont prêts, nous allons pouvoir sortir des résultats sur le secteur chimique. Du moins, nous le croyons car il n’est pas évident même pour l’informatique de dégager des tendances avec aussi peu de données. Nous parlons d’extrapolations, un beau mot pour ne pas dire que nous inventons une bonne partie.
Deux ans plus tard, je prends mon courage à deux mains pour demander au nouveau chef de service de changer de travail. A partir de ce moment, j’assurerai la préparation des documents à recopier.
C’est un travail assez varié. Je recherche d’abord dans des fiches les dates de publication. Puis je prends les microfilms et j’imprime les bilans que je classe, toujours dans ces fameux cartons. Je dois aussi m’assurer s’il existe un rapport détaillé, parfois même dans d’autres services. Je peux aussi me rendre à la bibliothèque scientifique pour consulter les énormes recueils des annexes au Moniteur. Cette bibliothèque est un local normalement inaccessible aux employés. Il me faut donc une permission spéciale du chef. Le bibliothécaire, Monsieur S. est une figure paternelle. Il m’accueille en petite fille et me conduit entre les rayons avec la recommandation de ne pas aller plus loin. Le pourquoi me sera révélé bien plus tard : ces endroits peu fréquentés au fond de la bibliothèque seraient le lieu de rendez-vous galants !
Les photocopies des documents se font dans un local réservé à une machine Rank Xerox. Christophe, le responsable, est un homme bourru. C’est « sa » photocopieuse et il faut presque le supplier de pouvoir l’utiliser.
Les années passent et le travail s’automatise. A présent, nous avons une équipe d’encodeuses. Chacun possède sa calculette, la photocopieuse fait partie du service, plusieurs lecteurs de microfilms sont à notre disposition. Sur certains bureaux, il y a même un écran relié à l’ordinateur central. Les documents papier subsistent et l’encodage génère des piles de listings.
Puis, je change à nouveau de fonction : pendant quelques années, je vais me passionner pour les codes NACE. Ce sont des codes attribués à chaque société en fonction de son activité principale. J’envoie des centaines de lettres accompagnées de formulaire, je téléphone parfois aux responsables. C’est un travail qui me laisse beaucoup de liberté d’organisation. Une fois par mois, Antoon, le chef de service, et moi, nous nous rendons dans les locaux de l’INS (Institut National des Statistiques) pour débattre d’un code à attribuer à des activités non encore répertoriées dans la nomenclature NACE.
Mes premières années à la Banque nationale ont été marquées par le développement fulgurant de l’informatisation. Le traitement de texte remplace les anciennes machines à écrire électriques. Plus besoin de carbone et de papier pelure en trois couleurs. Plus de Tippex et de corrections difficiles.
Les écrans et claviers reliés à l’ordinateur central trônent sur chaque bureau. De plus en plus, nous travaillons individuellement. Les encodeuses sont soumises au rendement. Les bavardages se font moins fréquents. Il n’est plus nécessaire de se rendre dans d’autres services pour obtenir des informations. L’efficacité est assurée mais nous perdons le contact humain. Parfois, un chef se rend compte de l’importance des échanges et organise un drink ou une rencontre plus conviviale mais les cas sont rares.
Des pointeuses ont été installées et les chefs de service ne doivent plus contrôler les présences ou les retards. Le matin, on se salue distraitement. Le soir, on part sans rien dire.
A mon entrée à la Banque, on parlait de celle-ci comme d’une « grande famille ». En 1985, nous n’étions plus que des numéros …
En 1985, la Banque organise le premier examen d’encadrement. J’y participe et le réussis. Ce sera le début d’une autre histoire.