Peut-être les enfants d’alors étaient-ils moins éveillés que de nos jours, mais mon premier souvenir de ce que j’étais différent des autres ne date que du premier septembre 1954. C’était chez les Sœurs de Notre-Dame à Berchem-Anvers et j’entrais en première primaire. J’avais peur et je suis sûr que je me suis mis à pleurer, car j’entendais une autre langue que celle qu’on parlait à la maison, et je ne comprenais rien. Avant de me laisser seul dans ce milieu si effrayant, Maman m’a embrassé et m’a dit que la demoiselle était très gentille et que je pourrais m’adresser à elle en français. C’était vrai. Mademoiselle Van Bladel était très douce, et elle avait l’habitude d’accueillir de petits déracinés comme moi. Quand ses élèves avaient été bien sages, elle soulevait le couvercle d’une grande boîte en bakélite blanche et il en sortait de la musique. C’était un poste à transistors (il ne fallait pas dire transitors).

J’ai posé la question à Maman : "Suis-je moins bien que les autres ? Je ne comprends rien..." Elle m’a rassuré : "Ce n’est pas grave, tu apprendras vite. A Anvers, les gens parlent flamand, mais à la maison, nous parlons français. C’est la plus belle langue de toutes." C’est ainsi que je suis devenu francophone de Flandre, et fier de l’être. Ma différence était une sorte de trésor. Certes, il eût été possible de m’inscrire dans une école privée francophone ou au Lycée français, mais mes parents estimaient à raison qu’il était nécessaire et profitable de maîtriser le néerlandais, pour la vie courante, pour la vie tout court. En fervents royalistes, ils auraient également pu choisir le collège Léopold III, qui était au coin de notre rue, mais c’était une école communale, inconcevable pour les catholiques de l’époque.

Comment se fait-il que je ne sois pas rendu compte plus tôt de ce que dans la rue, dans le tram, dans les magasins, l’immense majorité utilisait une autre langue que le français ? C’est parce qu’alors, il était encore possible de le parler un peu partout. Au Grand Bazar, les rayons étaient indiqués dans les deux langues. Au Saint-Esprit, chaussée de Malines, la messe de onze heures se disait dans la langue de Voltaire, et l’église était comble. Mes tantes, Anversoises de toujours, évoquaient avec délectation (elles le font encore) la rue du Vallon vert, celle du Jardin des Arbalétriers, le rempart des Récollets. Peut-être les francophones qui ont fini par aller habiter à Bruxelles ou dans le Brabant wallon ressentent-ils un peu la même nostalgie que les Belges qui ont quitté le Congo, celle d’un paradis perdu.

Le communautarisme est un sujet qui fâche, actuellement. Dans les années 50 et 60, nous n’étions pas en reste. La finance, les entreprises maritimes, le barreau, le notariat et la médecine étaient encore des nids de "fransquillons". De nombreuses associations, culturelles ou de bienfaisance, étaient leur jardin clos. Comme on se sent bien, ensemble ! Hélas, cela s’accompagnait bien souvent d’un "plafond de verre" vis-à-vis des Flamands. Même à la récréation, on ne jouait pas avec n’importe qui.

On faisait parfois l’objet de représailles. Un jour de distribution des prix (je devais avoir dix ans), deux élèves me jetèrent dans une poubelle et je dus me présenter tout honteux devant les parents avec un uniforme taché. Je mettais pourtant mon point d’honneur à avoir de très bonnes notes en néerlandais. Sans doute était-ce pour démentir le pronostic d’un père jésuite, qui avait assuré à mes parents que francophone, je n’arriverais jamais très loin dans les études. Je suis sorti premier de rhétorique...

Mes grands-parents habitaient Bruxelles, et je m’inscrivis à Saint-Louis pour mes candidatures en droit. Quel confort que de pouvoir suivre les cours dans sa langue maternelle ! Contrairement à d’autres étudiants venus de Flandre, je les poursuivis en français à Louvain, juste avant que la faculté de Droit n’émigre vars des cieux un rien plus méridionaux. Je n’ai jamais trouvé aucun intérêt à jeter les vélos des Flamands dans la Dyle. Le "Walen buiten" n’avait aucun effet sur l’ambiance chaleureuse de cette ville que beaucoup de gens préfèrent maintenant appeler Leuven. On se demande pourquoi, aucune confusion n’étant possible avec Louvain-la-Neuve.

Ensuite, ce fut le service militaire à la Force Navale. Les COR des deux régimes linguistiques dormaient dans la même chambrée, et les ronflements n’ont pas d’accent. Sur les bateaux, les deux langues se mélangeaient joyeusement, au mépris absolu des puristes. Quant aux ordres de mouvement à terre, ils sont toujours braillés de manière telle que bien malin celui qui distinguerait en quel sabir ils sont prononcés.

Voilà quarante ans que j’ai quitté Anvers pour Bruxelles. Je me souviens d’avoir eu honte d’être repéré comme francophone, quand j’avais quinze ans. Dans mon plus beau néerlandais (enfin, l’habituel), j’avais demandé mon chemin à un agent de police. Entendant mon accent, il m’avait répondu en français. C’était gentil, mais humiliant en même temps. Aussi, quand je vais en Flandre, je me fais passer pour un Bruxellois. Mes interlocuteurs me disent qu’ils sont agréablement surpris qu’un habitant de la capitale parle si correctement leur langue. Si j’avouais que je suis né et que j’ai passé toute ma jeunesse à Anvers, je n’aurais sans doute pas autant de succès. Ainsi va la diplomatie...

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