Nous sommes en 1964 et j’ai dix ans. Le samedi est jour de lessive. Tout se fait dans la cuisine : maman met une grande bassine d’eau à chauffer. Elle la verse dans la machine qui secoue le linge. Pour l’essorage, le linge passe entre deux rouleaux. Il faut tout recommencer trois ou quatre fois pour les différentes couleurs et pour le rinçage. Ce travail prend toute la journée. Ma sœur de 18 ans doit aider. Moi, je suis trop petite. Mon frère, âgé de 20 ans, lui, peut rester au lit ! Lorsque ma sœur râle, maman lui dit : "un homme ne s’occupe pas des tâches ménagères".
Depuis son retour de la guerre, mon père a des problèmes de santé. Avec trois enfants, ma mère ne peut pas travailler à temps plein. Nous n’avons pas beaucoup d’argent. Au-delà de nos seize ans, nous n’avons pas pu faire d’études. Par contre, nous suivons, tous les soirs, des cours après notre journée de travail. Lorsque mon frère rentre, ma mère sort de son lit pour réchauffer son dîner. Ma sœur doit le réchauffer elle-même. J’ai vu cela pendant toute mon enfance. Plus tard, cela m’a révoltée.
Le temps passe. Avec l’aide des Américains, l’Europe se reconstruit. Les ménagères ne rêvent que d’une chose : acheter un frigo un aspirateur, une voiture. Il y a des emplois pour tout le monde. Nous sommes en plein dans la société de consommation.
Arrive mai 1968, c’est la révolution à Paris. Les étudiants de l’université font grève et jettent des pavés sur les policiers. Des ouvriers les rejoignent. A l’école nous ne parlons que de cela. Cela va changer toute ma vie de femme. Je n’en suis pas encore consciente. Quel vent de liberté ! Il n’est plus possible de vivre de la même manière que nos parents... Même notre façon de nous habiller change : fini les jupes au-dessous des genoux ! Vive la mini-jupe et les mini-pulls de toutes les couleurs ! Ils mettent notre nombril si bien en valeur. Nous, les adolescents et les jeunes, nous remettons tout en cause : la façon de vivre de nos parents, l’autorité de l’église, des curés, des professeurs, bref, toute l’organisation de la société. Les slogans de l’époque reflètent bien l’ambiance et la mentalité des jeunes : "Il est interdit d’interdire", "Sous les pavés la plage", "A bas l’Etat", "A bas le vieux monde", "Soyez réalistes demandez l’impossible !"
Nos mères ont eu 4 ou 5 enfants, ou plus et devaient rester dans leurs casseroles. Les filles de moins de 20 ans ne veulent plus de cette vie-là. La pilule contraceptive apparaît. Quel soulagement ! On n’a plus tout le temps peur de se retrouver enceinte ! Des femmes se battent pour leurs droits. Moi, en 1974, je m’inscris dans un mouvement de femmes à Bruxelles et je suis un cours de "self défense". Nous militons pour l’avortement, pour l’égalité de salaires entre hommes et femmes, pour pouvoir ouvrir un compte en banque à notre nom. Toutes ces revendications sont ensuite devenues des lois.
Lorsque je repense à tout cela, je trouve ces mouvements très excessifs et même "anti-hommes". Mais souvent il faut passer par là pour obtenir ce que l’on veut. Au sein de mon couple, j’ai aussi dû me battre pour obtenir l’égalité. Finalement, mon mari partage toutes les tâches ménagères : il nettoie, cuisine et a langé nos deux enfants.