Extrait de "Nous racontons notre vie", La Fonderie, 2014-15
Je suis née Anderlecht en 1938. J’y ai toujours vécu. Célibataire et sans enfants, j’ai été une femme libre et ai vécu de mon travail.
Mon père était très féministe. Il votait toujours pour des femmes. « Les femmes ne veulent pas la guerre », disait-il. Moi aussi, j’ai toujours voté pour des femmes !
Sexe, pilule et sentiments
Le sexe ? La seule fois où ma mère m’en a parlé, elle m’a parlé des règles. J’avais 11 ans. Pour une fois, elle s’intéressait à moi. J’ai mis de l’encre rouge pour faire croire que j’étais déjà réglée !
Quand j’ai eu 25 ans, ma mère m’a dit : « Si tu rencontres un homme marié, je préfère mourir ! » Cette phrase m’a poursuivie et influencée. D’instinct, j’ai été vers des hommes non libres, avec des problèmes. J’ai été beaucoup plus heureuse dans mes amitiés que dans mes amours… J’attends de mes amis ce qu’ils peuvent me donner…
Mon premier amour ? J’avais 14 ans, c’était le frère d’une amie, un pharmacien. Je l’épiais à la messe. Quand j’ai su qu’il se mariait, j’ai pleuré.
Mes amies avaient des aventures, mais la pilule n’existait pas encore. Les femmes tremblaient à l’idée d’être enceinte. Je me suis dit, moi ça jamais ! Quand la pilule est arrivée dans les années 67, j’avais 26 ans et je me suis dit, maintenant je me laisse aller ; je suis partie en Italie et en avant !
J’ai rencontré un Italien. On a eu une liaison pendant deux ans. Il travaillait dans l’hôtellerie. A un certain moment, il travaillait à Stuttgart. Il a proposé de venir me rejoindre à Bruxelles, mais mon père a dit : « jamais un étranger » ! J’ai menacé de partir en Allemagne. Mon père a dit : « si tu pars, tu ne reviens plus jamais ». Je suis partie un jour à 5 h du matin dans le noir pour le retrouver. Quelques jours après, quand je suis revenue, ils étaient tous les deux dans un fauteuil, comme deux juges. Mon père m’a dit : « Monte dans ta chambre ». J’ai eu des idées de suicide, mon père l’a senti et m’a finalement dit : « Tu feras ta vie comme tu le veux ».
L’année d’après, j’ai déménagé pour aller habiter seule dans un appartement. Mes parents ne comprenaient pas pourquoi, ni pourquoi je ne me mariais pas. Comme je n’avais pas d’argent, j’ai dû en demander à mon père pour m’installer. Il a fini par m’en donner mais en disant de ne rien dire à maman. Deux ans plus tard, il m’a acheté mon appartement, qui était en fait ma dot. L’appartement, dans lequel je vis toujours aujourd’hui, ne me plaisait pas mais j’ai accepté. C’était un beau cadeau !
J’ai eu la vie sentimentale d’une célibataire libre.
Au travail !
Dans ma famille, nous avons toujours été des femmes fortes, des femmes qui travaillent. Mes parents disaient : « les femmes doivent s’en sortir toutes seules ! » Ma mère a fait des études d’institutrice, mais elle a travaillé comme comptable jusqu’à la naissance de son premier enfant à 30 ans.
Mes parents n’ont pas voulu que je fasse des études supérieures. Quand j’ai eu un examen de passage en gréco-latine, ils m’ont inscrite dans une école technique.
Moi, je voulais être hôtesse de l’air, voyager… J’ai téléphoné à la Sabena, mais il était interdit de porter des lunettes… J’étais déçue. Je suis rentrée dans un grand bureau d’études. J’y suis restée pendant 40 ans au service du personnel. C’était un milieu très masculin. J’étais souvent sur la défensive : je me protégeais pour ne pas me faire écraser.
Ce qui m’a frappée lors de ma première journée de travail ? Il n’y avait pas de femmes, sauf au secrétariat ! Au service du personnel, j’étais la seule femme. A 19 ans, j’étais timide ; je devais envoyer des papiers et j’étais tellement paniquée que j’avais oublié le nom de la firme où je travaillais !
Au début, quand j’habitais toujours chez mes parents, je leur donnais mon salaire. Maman m’avait fait un budget : une enveloppe pour le coiffeur, une pour sortir,… on a discuté combien mettre dans chaque enveloppe.
Un bon souvenir de travail ? Quand j’ai commencé à travailler, on payait encore de la main à la main, en liquide. L’après-midi, on payait le personnel. Le chef du service du personnel payait le directeur, le sous-chef payait le sous-directeur etc … et moi je payais les femmes. J’étais fière qu’on me fasse confiance ! Par après, on a tous eu un compte en banque. C’était une révolution, car avant, les hommes ne remettaient pas tout le salaire à leur femme. Ils en gardaient pour eux…
Je n’ai jamais aimé ce travail, c’était un travail purement alimentaire. Il fallait bien travailler mais je l’ai fait de bon cœur. Et puis j’ai eu un rôle social au service du personnel, cela me convenait bien. C’était un monde d’ingénieurs civils, assez prétentieux. Les ingénieurs nous vouvoyaient, alors qu’ils se tutoyaient entre eux. Si on entrait dans ce monde sans complexe d’infériorité, on en sortait avec …