L’adolescence est l’âge des amitiés passionnées. L’âge où l’on aspire à appartenir à un groupe, où l’on cherche la reconnaissance et l’indifférenciation, la fusion peut-être. J’aspirais à me fondre dans un milieu que je trouvais élégant et romanesque mais qui ne voulait pas de moi et que je trouverais bientôt dénué d’intérêt. Je désirais ce qui m’échappait. Y aurais-je été acceptée qu’il ne m’aurait sans doute plus importé d’en être.
J’avais une amie de belle aristocratie qui vivait dans un château à tourelles, chez qui le vouvoiement était de rigueur entre parents et enfants, l’anglais aussi, en alternance, très châtié, qui avait des chevaux, allait à la chasse à courre, peaufinait une éducation ésotérique pour un jour pouvoir courir les bals où se rendaient, dans de grands atours, son frère et sa soeur aînés. Il y avait aussi un endroit mystérieux et tamisé d’où les prières s’élevaient vers un ciel très privé : une ravissante chapelle où se donnait, à l’usage de la famille, la messe dominicale. Le dîner, d’une grande solennité, se déroulait en présence de nombreux domestiques. Invitée au château, j’étais “soufflée”. Je perçus alors un monde inaccessible au commun des mortels et ma maison familiale me sembla subitement une chaumière. J’eu, je l’avoue, même un peu honte quand on me ramena dans cette chaumière qui était pourtant une grande maison. J’ai honte d’avoir eu honte de cette maison que j’ai aimée. L’excitation de séjourner dans ce château majestueux était indescriptible et je me réjouissais de dormir dans l’une des magnifiques chambres rondes aménagées dans les tours…mais mon amie, elle, habituée à ces fastes, trouvait plus excitant de dormir avec un sac de couchage, par terre, dans le grenier. Ce fut la première déception terrible du week-end. Le matin, de la lucarne de mon grenier, je vis les préparatifs de la chasse : une grande effervescence, des voix distinguées, des costumes chamarrés ! Je fus chargée de tenir les chiens. Cette chasse me parut d’une barbarie inouïe : j’en ai un souvenir noir. Il me semble que j’étais au bord des larmes. Je n’étais décidément pas une aristocrate !
A l’époque, il y avait certaines écoles qui refusaient les élèves à qui manquaient les quartiers de noblesse. Ce fut mon cas dans une école qui existe toujours et porte toujours le nom invraisemblable de "Institut de la Vierge Fidèle". Je ne compte pas non plus le nombre de « cours de danse » où ma mère tenta en vain de m’inscrire pour rejoindre le cercle exclusif. Comment surmonter l’humiliation sociale imposée par ce petit pays borné ? Certaines de mes amies ont continué à avaler des couleuvres pour tenter vainement d’être assimilées, certaines ont trouvé un mari mais je sais que, jusqu’à la fin de leurs jours, elles n’attinrent que rarement le triomphe escompté et que le mépris a continué de leur coller à la peau.
Puisque je n’étais décidément pas aristo, je devins alors amie d’une fille d’ouvriers qui habitait un pavillon de banlieue incroyablement modeste et qui passait ces week-ends dans un champ sous tente. Il y avait beaucoup de chaleur sous cette tente glacée !