Quand j’étais petite, dans les années 60, on tentait d’inculquer aux enfants la politesse et le beau langage. La politesse faisait partie de l’éducation des enfants.
On apprenait à dire “bonjour Madame”, “merci Madame”, “J’aimerais, s’il vous plaît”, jamais au grand jamais :"je veux" !
Les enfants étaient tenus de rester à table, droits et les deux poings de chaque côté de l’assiette, les coudes étant proscrits. Il arrivait à ma mère de nous mettre un balai dans le dos pour nous redresser. Elle nous enjoignait de respecter les cinquante centimètres de règle pour chaque convive au Palais royal. La vulgarité suprême était de mettre un couteau en bouche. On finissait entièrement son assiette qu’elle soit remplie d’épinards, du poisson du vendredi, du poulet du mercredi, ou de la répugnante cervelle censée régénérer nos cerveaux débiles ; à la lettre, vous deviez tout finir ! C’est ainsi que des boulettes de viande longuement mâchées finissaient régulièrement en dessous des lits et que mon frère, qui était artiste, avala un jour son oeuf à la coque avec sa coquille !
Quand les enfants étaient autorisés à manger avec les parents plutôt que dans la cuisine, aucune gesticulation, aucune conversation n’étaient autorisées.
On nous disait "les enfants parlent à leur tour et leur tour ne vient jamais”. dont acte. Et si on était réprimandé, on se faisait vertement tancer par un “on ne répond pas”. ou “il y a des claques qui se perdent”.
Les sujets délicats étaient traités entre adultes et en anglais. ce qui a sans doute affûté notre ouïe. Il était interdit de se lever de table ou alors devait-on assortir une demande pressante d’un “puis-je sortir de table ?”
Certaines agapes de l’époque, comme les communions composées de dix portées, tournaient littéralement au supplice : la seule voie de salut étant la disparition pure et simple sous les jupes de la nappe transformée en grotte où tous les péchés et toutes les bêtises devenaient possibles.
Les personnes âgées jouissaient alors d’une certaine considération : le vouvoiement était de rigueur. Jamais je ne me serais permis de tutoyer des amis de mes parents.
Autant dire que les gros mots étaient bannis. nous étions tenus de parler décemment et correctement. Ainsi je ramenai un jour de l’école le mot “marrant” et ma mère en fut horrifiée.
Les garçons faisaient le baisemain, les filles souvent la révérence. Ma mère qui avait été élevée par les “bonnes soeurs” dont elle gardait les pires souvenirs, ne supportait pas que l’on écorchât le catéchisme qui devait être su sur le bout des doigts : à chaque écart, un coup de règle !
On allait en uniforme à l’école catholique et le port du pantalon, jeans ou non, était strictement interdit. On portait un béret bleu marine plutôt gracieux mais que je détestais. Ma mère me suivait en voiture pour être sûre que je le gardais sur la tête pour aller à l’école. On mettait son béret pour la messe du mercredi, obligatoire ; de même, l’on passait confesser nos incartades avant les grandes fêtes.
Le téléphone était un bibelot statique, magique, objet de toutes les convoitises, que nous n’approchions que la nuit tombée ou en cachette puisqu’il n’y en avait qu’un, rarement deux par famille.
Lors du Nouvel An, l’usage voulait que l’on écrive une carte de voeux. Le bon côté étant qu’on recevait encore des “étrennes” !
En âge de sortir, les jeunes filles étaient inscrites dans des “cours de danse”, en vue de faire un beau mariage. Leur tenue était soigneusement étudiée par les mères souvent présentes pour veiller à la “bonne conduite” et à minuit, nous étions tenues de rentrer. Il m’est arrivé de rentrer après l’heure fatidique, morte de peur, les chaussures de Cendrillon à la main. Les garçons s’efforçaient de ne pas vous marcher sur les pieds en dansant , ils vous ouvraient la porte avant de prendre le volant comme dans les vieux films américains, ils s’effaçaient pour vous tenir la porte. Cette forme de galanterie ne serait pas du luxe aujourd’hui.
On attendait le bon vouloir des jeunes mâles. Jamais les filles n’auraient osé téléphoner à un garçon. Que d’occasions manquées ! Certains n’attendaient que cela.
Les soirées étaient réglées comme du papier à musique. On devait attendre d’être invitées pour danser et la grande hantise des jeunes filles était de “faire tapisserie” !
Aujourd’hui, la galanterie est peut-être devenue désuète mais du moins, toutes les jeunes filles peuvent aller danser !
Ce petit récit est tiré d’une histoire vraie, pas si ancienne que cela. La politesse relevait alors d’une certaine forme de romantisme, d’une certaine idée de la dignité humaine. Aujourd’hui, je crois toujours aux « bonnes manières ». On n’oublie pas ces leçons assimilées à la manière du chien de Pavlov. Elles peuvent être utiles.
Cependant, les deux préceptes qui ont marqué mon esprit sont ceux de mon père à savoir que la coquetterie est la première charité et que ma liberté s’arrête où commence celle des autres.
Car la grossièreté ambiante dissimule un profond mépris de l’humanité dont on mesure aujourd’hui, hélas, les conséquences. Pour moi, la politesse, c’est la tolérance qui permet la vie en société.
Je n’en veux pas à ma mère de sa sévérité. Ma mère croyait bien faire et avait une haute idée de l’éducation qui était sa mission sur terre.
Il y a cependant des bornes à la discipline et à la sévérité. Ce sont celles qui font barrage à l’échange et au dialogue à travers lesquels un enfant se construit. Cette discipline sévère peut générer une grande distance entre les éducateurs et les enfants, une cassure définitive.
J’aurais voulu que la parole soit plus libre au sein de la famille.
Par ailleurs, il faut accorder à l’évolution des moeurs le bénéfice de l’émancipation féminine. Une jeune fille n’est plus aujourd’hui un objet fragile, soumis et docile, dont le destin dépend du bon vouloir des hommes. Elle n’est plus vouée à la séduction.
Il ne s’agit pas de défendre le « féminisme ». Les femmes ne tirent pas leur force du « féminisme » mais de leur féminité, en tant que valeur. « Elle seule est civilisation » disait Romain Gary.
Romain Gary pensait que les femmes ne doivent pas lutter seulement pour les femmes mais « pour changer l’ensemble des choses, au nom de la femme ».