Comme toutes les petites filles, Kathy et moi nous chamaillions régulièrement. Nous étions si différentes et jamais d’accord sur rien. Nos disputes portaient très certainement sur des vétilles car je ne me souviens d’absolument aucun des enjeux de nos multiples désaccords.

A Dworp, où nous avions emménagé en 1963 dans une villa contemporaine, la chambre de mes parents et la nôtre donnaient sur un couloir ouvert au-dessus du salon, une sorte de mezzanine étroite pourvue d’une balustrade de sécurité. Nous accédions à cette partie de la maison que nous appelions « galerie » par un escalier moderne en bois de sept marches à claire voie situé le long du mur du hall d’entrée.

En haut des marches, à gauche, il y avait une porte qui menait à une minuscule pièce d’environ un mètre carré dans laquelle il y avait une grosse tringle permettant de suspendre vestes et manteaux. Sur le mur du fond, il y a avait trois gros coffrets en bakélite noir contenant les plombs principaux de la maison. Sur le mur de droite était accroché le téléphone, bien gros, en bakélite noir lui aussi. C’était un modèle que nous qualifierions d’antique aujourd’hui. Le cornet, lourd et muni d’un fil torsadé recouvert de toile noire, était déposé au-dessus de l’appareil. Une épaisse roulette noire permettait de composer les numéros. Je me souviens très bien du bruit que cela faisait, un cliquetis d’autant plus long que le chiffre était grand.

Ce local avait à peu près la taille d’une cabine téléphonique.

Sur la galerie, une deuxième porte donnait sur la chambre de nos parents. La troisième porte, face au salon également s’ouvrait sur notre chambre. Au bout de la galerie, la quatrième et dernière porte, située exactement en face de celle donnant accès au téléphone était celle de la salle de bains.

Je devais avoir environ six ans. Prises par une envie furieuse de nous disputer, Kathy et moi avions passé toute la matinée d’un beau dimanche à nous chamailler dans le living.

Tout à coup, Papa, excédé, se met à crier plus fort que nous.

Il nous assène à chacune une fessée magistrale (la seule de toute ma vie), nous empoigne vigoureusement par les vêtements, moi dans sa main gauche, ma sœur dans sa main droite et nous traîne vers notre chambre. J’ai l’impression de pendouiller par la peau du dos comme les petits chats que Poussy transportait vers son panier. Ici, c’est autre chose ! Papa, qui normalement ne crie jamais, est en train de hurler. « Il n’en peut plus, il va nous enfermer dans notre chambre, ou plutôt non ! nous séparer jusqu’à ce que nous soyons calmées, nous ferons une pénitence, chacune dans notre coin pendant une heure et nous réfléchirons à comment il est possible de passer son temps autrement qu’en se disputant ». Tout va très vite, dans son élan furieux, il me fourre dans le cagibi du téléphone et ferme la porte à clefs ; Kathy est poussée sans ménagement dans la petite salle de bains en face de mon placard et la clef tournée avec fracas.

Dans l’obscurité la plus complète, je suis d’abord tétanisée. Entourée des manteaux, j’ai l’impression qu’il y a plein de monde autour de moi. Les manches bougent et m’enserrent, je ne peux plus respirer, je dois sortir au plus vite car la terreur bourdonne jusque dans mes oreilles. Je me sens mal…la porte est fermée à clefs et je manque d’air. Je ne vois rien….j’étouffe.

Je pense à ma sœur qui a bien de la chance d’être enfermée dans une grande salle de bains avec fenêtre, robinet, WC à sa disposition. Ce n’est pas juste ! Il faut que je sorte d’ici très vite. Je crie, je hurle que j’ai peur, que je suis malade, que je veux sortir. J’entends la voix de Papa étouffée par la porte et les manteaux qui termine de faire la morale, qui nous dit qu’il regarde l’heure et qu’il reviendra dans une heure, qu’il va se délasser au jardin, ce que nous devrions être en train de faire quand il fait si beau un dimanche. J’entends ses pas qui se dirigent vers l’escalier. Il descend. Au secours ! Il va partir et me laisser mourir ici, asphyxiée.

L’instinct de survie m’apporte une idée géniale, il n’est pas trop tard. J’ai juste le temps de dire, très calmement. « Et d’ailleurs, je vais téléphoner à Boma ».

C’est le seul numéro de téléphone que je connais. Je l’ai appris par cœur dès que j’ai commencé à parler. Je le connais encore : 16.08.50. C’était le numéro que nous devions donner si nous nous perdions dans les grands magasins ou en voyage car mes grands-parents paternels étaient les seuls dans notre famille à avoir le téléphone à ce moment-là.

Papa ne réalise pas que je suis bien trop petite pour atteindre l’appareil, même sur la pointe des pieds. En plus dans le noir, je ne pourrais même pas former le bon numéro. La clef tourne dans la serrure : je suis sauvée et calmée. Ma sœur est relâchée, elle aussi. J’ai compris plusieurs choses par cette punition mémorable.

  Il ne sert à rien de hurler.

  Réfléchir et trouver les mots justes est beaucoup plus efficace.

  Un Papa si gentil peut aussi se mettre en colère et être terrorisant.

  Un Papa si fort et rassurant, si intelligent et aimant, si rigolo et bricoleur, si scientifique et fier de son métier, si barbu et poilu, si amoureux de maman, si philosophe et aimé de tous ceux qui ont la chance de le connaître, peut aussi se tromper et avoir encore un peu peur de sa maman….

2 commentaires Répondre

  • Sylvie Répondre

    Quel texte sympa, plein d’humour et de justesse dans ces enseignements ! C’est vrai que ces chères têtes blondes ont parfois le don de nous mettre hors de nous ! C’est réconfortant, pour nous parents qui sortons parfois de nos gonds, de voir que, des années après, cela peut donner un souvenir empreint de tendresse !

  • clodomir Répondre

    j’aime...magnifique !

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