La poste

J’ai passé les 18 premières années de mon existence au Congo. J’avais 10 ans, et la vie s’écoulait tranquillement.

Mon imagination s’envolait. Au sens réel du mot. Mes héros de l’époque embarquaient sur des fusées et naviguaient dans l’espace sidéral, vers les étoiles, entourés d’une fantasmagorie technique, faite de rayons paralysants, de moteurs atomiques…

C’est le service des postes qui m’a, en grand, ouvert le monde. A 11 ans, j’ai été pris par la passion de la philatélie. Mais comment dépasser la récolte, facile et banale, des timbres du Congo ? Je ne progressais que de quelques timbres par mois. Avec peu de variétés. Comment accéder à des échanges plus lointains, et plus fournis ?

J’avais remarqué que la plupart des produits alimentaires d’usage courant, que nous utilisions, provenaient de très loin. Quasiment, du bout du monde… Le Congo ne produisant que des matières premières. Chaque emballage portait l’adresse du fabricant. Inconscient de mon audace j’ai ainsi écrit en Nouvelle Zélande, dans le Pacifique sud, à Auckland. A l’adresse d’une grosse laiterie qui nous expédiait le beurre salé que nous consommions. J’ai écrit au siège central du Thé Lipton, au Sri Lanka, Ceylan. J’ai écrit à Nestlé, en Suisse, au siège central de Vevey. En Egypte, à une marque de cigarettes, au tabac oriental. Puis à Bordeaux, au siège social des grands vins Calvet. A Sao Paulo, au Brésil, j’ai écrit à la société qui mettait en bouteille le piment liquide Tabasco. Et durant 10 ans, je suis resté en correspondance avec le jeune fils brésilien de l’industriel. Avec qui je finissais par échanger des petits disques de musique, en 45 tours. Etrangement, j’ai aussi écrit en Finlande, à l’ambassadeur de Turquie. Je ne me souviens plus comment j’étais tombé sur cette étrange adresse finlandaise. L’inconscience de l’âge tendre ? C’est le fils de l’ambassadeur turc qui m’a répondu, et a maintenu le contact, durant un bon moment.

Le miracle, c’est que pratiquement tous les destinataires répondaient. Dans une enveloppe, je glissais 50 timbres oblitérés du Congo. Je précisais que j’étais écolier, et que je serais ravi d’obtenir une réponse, et…des timbres.

La réponse, sur papier à en-tête de firme, était souvent libellée comme suit :
« Mon petit garçon, nous te remercions pour ton envoi. Comme tu pourras le comprendre, notre activité principale n’est pas la collection des timbres. Néanmoins, Monsieur « untel » de notre société se fera un plaisir de continuer les échanges…

L’univers s’ouvrait. Tout devenait possible. Je piquais le doigt sur la carte du monde. Je cherchais une marque commerciale, produite par le pays désiré, et…j’écrivais. La distance n’était plus qu’un élément accessoire. La philatélie ne se résumait pas à l’envoi, au bout du monde, de petits bouts de papier. C’était devenu le symbole de ma liberté d’action. J’écrivais en français, ou dans un charabia d’anglais. Mais le Brésil et la Finlande me répondaient en français. Et très jeune j’ai été obligé de tenir un petit registre de ma correspondance. Je reprenais les dates d’envoi, les produits philatéliques envoyés, avec leur n°de référence au catalogue. Ainsi que les thèmes discutés.

Le comptable de l’usine d’embouteillage de vins, Calvet, à Bordeaux, avait la mauvaise habitude de m’envoyer quantités de timbres défectueux. Il leur manquait des dentelures.
Comme réponse à mes réclamations, le comptable, très désinvolte…me conseillait de …jeter les timbres de France défectueux qu’il expédiait, sciemment, au cœur de l’Afrique, à 12.000 km de distance. Il devait se dire que ce stupide gamin (moi), ne devait pas trop voir la différence. Je trouvais cette mentalité révoltante. Mais je le ménageais, néanmoins, car, heureusement, certains des timbres étaient intacts.

En 1958, quand est arrivé le moment de quitter le Congo, pour rentrer suivre mes études à Leuven, à l’époque, encore francophone, j’ai contacté tous les correspondants qui m’étaient restés fidèles, et je leur ai annoncé que je n’aurais plus ni le temps, ni l’esprit pour maintenir ouvertes nos correspondances. C’était, en fait, l’officialisation qu’une période de ma vie se terminait.

Lectures

Les années s’écoulaient. Ma vie communautaire n’était pas toujours facile. En effet, par mes goûts j’étais assez isolé de mes camarades de classe. Je ne partageais aucun de leurs centres d’intérêt. Je n’étais pas sportif, étant ainsi à contre-courant de mon environnement, où toutes les après-midi sont consacrées au sport. Je n’étais pas scout, autre cause d’isolement social. Je ne me laissais pas aller aux confidences.

Par contre, j’étais très « accroc » à la bibliothèque publique. Cela ne contribuait pas à me rapprocher de mes condisciples. Et mes lectures étaient malheureusement entamées au hasard.
Je retombais sur la production littéraire des années 1955, qui rapportait la vision pessimiste de l’après-guerre, ou de la guerre civile d’Espagne, qui l’avait précédé. Et il y avait l’obsédante guerre d’Indochine, qui se terminait lentement.
C’est ainsi que par mes lectures, j’acquérais le sentiment, la certitude, que ce serait bientôt à mon tour de monter la garde à la frontière, et de partir, lors du service militaire défendre notre occident menacé par l’URSS.

Mes profs, ces héros

Un de nos professeurs avait eu l’idée généreuse de réunir cinq de ses élèves, chez lui, autour d’une tasse de thé, afin de feuilleter et commenter des livres d’art, de l’éditeur Skira, dédiés à l’histoire de la peinture.
Nous examinions ainsi, sagement, des reproductions de tableaux de l’époque Renaissance, Baroque ou moderne. C’était un doublon de l’atmosphère du film, le « cercle des poètes disparus ». Ce spectacle met en scène un professeur qui essaie d’apprivoiser une classe d’élèves révoltés contre la discipline, en les initiant à la poésie et aux belles lettres. Et comme dans le film, nous hésitions, entre une opposition sournoise contre l’ordre établi, scolaire, ou les avantages que l’on pouvait tirer de la collaboration avec le pouvoir.

Nous avions le sentiment d’être à la croisée des chemins. Il y avait bien les voies traditionnelles, académiques. Mais nous cherchions, intuitivement, des sentiers plus passionnants, ou plus originaux. Toutes sortes d’idées circulaient et s’opposaient. Nous avions beau être au centre de l’Afrique et de ses « ténèbres », néanmoins, avec un peu de retard, toutes les facettes attrayantes de la civilisation nous parvenaient.

Nos profs avaient bourlingué. Notre professeur de physique avait participé à une expédition scientifique en Antarctique. Notre professeur d’anglais avait consacré ses congés d’été à une découverte des USA. Il nous parlait de toutes les étrangetés de ce monde, très différent.

Quant au prêtre qui nous donnait la religion, sa passion était l’observation des chauve-souris. Il les observait dans des grottes. Curiosité bien inoffensive. Ce qui était moins courant, c’est que le prêtre chassait aussi le buffle. Circulant en moto, le week-end, il s’avançait en brousse, seul, et loin, à l’encontre de toute règle de sécurité. Il trouva un buffle. Il tira, le blessa. Le fauve le chargea, lui ouvrit l’estomac et, heureusement, ne s’acharna pas. L’abbé, assommé, se réveilla, la nuit. Ses intestins sortaient de son estomac. Il nous raconta qu’il réussit à remettre ses boyaux, à peu près en place. En titubant il marcha longtemps, avant de rencontrer un indigène qui puisse le ramener à la ville et à l’hôpital. Il survécut. Et, par après, il était très fier de nous montrer, au cours de religion, l’impressionnante cicatrice qui balafrait son estomac. Nous étions conscients d’avoir affaire à des moines guerriers, et non à de petits abbés de salon. Le cours de religion pouvait être passionnant, certains jours.

1 commentaire Répondre

  • Souris verte Répondre

    Un tout grand merci, Jean-Pierre, pour ce beau texte d’ouverture au monde ...

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