Une dame rendait régulièrement visite à ma mère. Elle y amenait sa sœur, Olga, qui faisait l’objet de chuchotements discrets car elle n’était pas tout à fait comme les autres. Chez nous, elle était accueillie avec beaucoup de respect et d’empathie car son handicap, le nanisme, s’il interpellait au premier regard, ne l’empêchait pas d’être une personne très souriante et attentive aux autres.
Olga comprit vite que j’étais un petit animal solitaire et posa sur moi un regard de tendresse et de compassion inexistants dans mon entourage.
Tout naturellement, elle m’invita chez elle mais elle habitait assez loin à l’autre bout du village. Elle avait d’ailleurs conseillé que je prenne un raccourci en traversant les champs, idée qui ne plaisait pas trop à ma mère.
Pourtant, devant ma détermination, maman consentait à m’amener aux frontières des habitations sans manquer d’agiter le spectre des bombardements et des grands dangers qui me menaçaient, moi, petite fille de 5 ans en ces années de fin de guerre. Il est certain que mon désir de voir Olga balayait bien vite ces basses recommandations et je m’élançais plus rapide que le vent vers ce chemin désert. J’étais partagée entre mon cœur qui me disait : tu vas y arriver et ma raison qui entretenait une sourde angoisse pour les risques réels créés par les belligérants sur notre territoire.
Pour étouffer ces états d’âme, je n’avais trouvé qu’une solution, la course !
Quand les froids brouillards avaient gagné le pays, je parcourais ces ornières gelées qui ouvraient sur un paysage désolé, grisâtre à perte de vue et, perspective aidant, mon but reculait au fur et à mesure de mon avancée. Par contre, avec l’arrivée du printemps, ces étendues verdissaient et pour mon plus grand plaisir les blés poussaient petit à petit jusqu’à me noyer dans les dédales des épis arrivés à maturité.
Après cette longue aventure, mon pèlerinage prenait fin, subitement, devant la porte du jardin d’Olga.
C’était un moment magique, moi, haletante et elle, qui m’ouvrait les bras ou sa petite taille s’accommodait avec justesse de mon corps d’enfant. La fête continuait quand elle me préparait des tartines au beurre (moi qui ne pouvait avaler le saindoux) avec de la confiture maison, c’était mon « Compostelle » à moi et je me régalais avec délice, savoureuse récompense d’avoir osé aller jusqu’à elle.
Parfois, je la voyais avec incrédulité sortir des touches neuves de sa poche avec ce regard coquin qu’elle savait prendre, m’épargnant ainsi les lamentations de ma mère lorsque je les brisais.
Une de mes tâches favorites était le ramassage des œufs dans l’immense grange qui sentait si bon le foin. Je m’y appliquais avec soin et étais bien fière de n’en avoir jamais cassé.
De temps en temps, Gaga, surnom que je lui donnais, me proposait de l’accompagner chez des connaissances. Comme elle était vite essoufflée, elle appuyait sa main sur mon épaule car j’étais juste à sa hauteur, disait-elle. Cette requête me valorisait par-dessus tout, je me sentais importante pour quelqu’un et c’est fière comme un paon que je cheminais dans le village en la soutenant.
Comme notre marche était très lente, il y avait une grande place pour nos échanges. Elle m’apprit à m’arrêter pour reconnaître un oiseau qui s’envolait ou pour écouter son chant mais aussi à lever les yeux vers le ciel pour capter un nuage qui se jouait du soleil. C’était une école de vie formidable et elle me contait les naissances, les bébés, les cycles des saisons avec beaucoup de paix ce qui me changeait du climat ambiant familial.
Au début de mes promenades chez elle, je lui confessai mon « handicap », me disant que son infirmité l’aiderait à comprendre mon problème. Je lui racontai, gênée, que ma mère me hissait sur le porte-bagage de son vélo pour acheter du blé chez les fermiers, guerre oblige, et quand elle se plaignait d’avoir une fille handicapée, les regards me détaillaient de la tête aux pieds pour découvrir de quoi je souffrais. Quand les personnes osaient la réflexion « ça ne se voit pas » elle soupirait et se résignait à nommer ce qu’elle considérait comme une tare : « Elle est gauchère ». Quand elle entendit ce mot, Gaga partit d’un grand rire sonore et me révéla qu’elle aussi l’était ! Elle me parla du dicton qui affirme « qu’un gaucher n’est jamais gauche » et conclut qu’au moins nous étions différentes des autres.
J’étais éberluée, je n’avais jamais vu de gaucher et je me trouvais devant une personne épanouie et qui en avait fait une chose positive. Mais alors, elle était comme moi ! C’était notre lien subtil et profond, un hasard qui ajoutait de la complicité à notre attirance mutuelle. Une immense amitié nous habitait qui se transforma bien vite en amour tout court. Je l’ai choisie comme maman de cœur. On se voyait trois fois par semaine et c’est grâce à elle que j’ai trouvé mon équilibre pendant ces années.