Ce matin là, a un petit air de printemps, quand je me lève et descends vers la salle à manger. La fenêtre de l’escalier laisse passer un soleil éclatant et il n’y a plus de fleurs de givre sur la vitre.

Je dois avoir presque 6 ans.

A cette époque, mon père nous raconte des histoires à mes frères et moi avant au lit. C’est tout un cérémonial. Quand nous sommes sagement assis sur nos lits, bien propres après le bain et en pijama, mon père chante la marche d’entrée du Te Deum de Marc Antoine Charpentier, air qui a été repris par l’Eurovision, … et annonce…. « Les histoires de Jackie Bah ».

Ce garçon (évidemment un garçon, pour les aventures !!!) mène une vie palpitante et vit des moments extraordinaires, notamment aux USA, qui apparaissent un peu comme le paradis en cette fin des années 50. Plus tard, en découvrant les films de Charlie Chaplin, je comprendrai que mon père s’en est inspiré pour ces histoires (comme dans « la ruée vers l’or » ou « les temps modernes »).

La veille de ce matin de printemps donc, Jackie Bah avait du traverser l’Atlantique sur un grand paquebot et découvrir New York et ses gratte-ciels. Devant le soleil printanier, je me sens moi aussi l’âme aventureuse et annonce à la table du petit déjeuner : « Plus tard, je travaillerai sur un paquebot ». Mon père, interloqué, me répond, avec, j’ai l’impression, une nuance de mépris dans la voix, qu’on ne prend pas de femmes sur les paquebots. Et il ajoute : « Une femme au milieu de tous ces hommes, cela ne peut que mal tourner ». Je ne comprends pas très bien pourquoi une femme détruirait l’esprit d’équipe, et ne me laisse pas abattre pour autant.

« Et bien alors, je serai infirmière sur un bateau. Le temps de la traversée, il y a sûrement des gens qui tombent malades ou se blessent ». Ce à quoi mon père me répond que les médecins à bord n’ont pas besoin d’être secondés par des infirmières. Je note au passage qu’il s’agit d’une infirmière et d’un médecin ; mais à l’époque cela me semble dans l’ordre normal des choses.

Cependant, il en faut plus, pour calmer mon enthousiasme. Pour ma troisième tentative, je déclare que « plus tard, je serai cuisinière sur un paquebot ». On a en effet toujours besoin de manger quoi qu’il arrive. « Mais les cuisiniers des meilleurs restaurants sont des hommes ! » me dit mon père. Nouvelle information, moi qui n’ai encore jamais mis les pieds dans un restaurant et n’ai toujours vu que des femmes (ma mère, ma tante, mes grand-mères) dans la cuisine.

Devant cet argument massue, je reporte à « plus tard » mes grandioses projets de traversée de l’Atlantique, et vais jouer avec mes frères dans le jardin et le soleil printanier.

Pourtant, je ne crois pas que mon père voulait spécialement brider mon enthousiasme. Il voulait juste remettre de l’ordre dans mes pensées, convaincu qu’il fallait m’éduquer dans l’ordre « naturel » des rôles féminins et masculins. Nul doute aussi, que cette conversation qui est restée gravée dans ma mémoire constitue l’une des bases de ce que je formulerai plus tard comme étant mon engagement féministe. Sur le moment, le raisonnement de mon père me semblait « normal ». D’ailleurs je m’identifiais déjà à une petite maman, puisque en plus de mes deux frères et de ma jeune sœur, une deuxième petite sœur est née au mois de mars cette année-là. Je secondais ma maman en changeant les bébés (et à l’époque il fallait mettre des épingles de nourrice, une culotte en caoutchouc…), en participant à l’étendage et au décrochage du linge, notamment les grandes couches carrées, lavées à la main, et qui en hiver, gelaient dehors et prenaient la consistance de grands carrés de carton. J’étais passée maîtresse dans l’art de donner le biberon en veillant à ce qu’il ne soit pas trop chaud en versant d’abord une goutte sur le dos de la main ; et en l’inclinant de façon à ce que le bébé n’avale pas d’air. Ensuite on tenait le bébé bien droit en faisant attention à sa tête et en lui faisant faire son rôt. J’étais très fière de partager ces responsabilités et en tirais beaucoup de plaisir.

Quand à d’autres moments, j’allais jouer avec mes copines, je les incitais à laisser tomber les poupées, qui pour moi n’étaient vraiment qu’un pâle reflet de la vie et insistais pour imaginer d’autres jeux plus aventureux.

Cependant, tout en partageant les tâches domestiques et « parentales » plus que ne le faisaient mes frères, j’avais aussi le privilège en tant qu’aînée d’apprendre à lire, écrire et calculer avec ma maman pendant les siestes des « petits ». En effet, je ne fréquentais pas l’école maternelle et la rentrée en première année se profilait dans quelques mois. J’aimais ces moments où on sortait mon cahier, un vieux livre de lecture, des feuilles cartonnées que maman avait tapées à la machine et illustrées elle-même. Je répétais « La pipe de papa » et « le lit de Lili » avec délectation et m’entraînais à écrire en « imprimé ». Quand j’avais écrit une phrase, je dessinais ou faisais du « piquotage » : de belles robes tirées des rares magazines.

La répartition des rôles des hommes et des femmes dans ce monde était claire, voire rassurante. Peut-être était-ce moins séparé pour les enfants : filles et garçons, vu que je partageais aussi les jeux de mes frères. Par contre, c’était souvent moi qui m’adaptais à leurs jeux et plus rarement l’inverse.

Ma conception des rôles féminins et masculins a encore pris un tournant quelques années plus tard. Et à nouveau par une belle journée de printemps…

J’ai une dizaine d’années. Nous sommes à l’école pendant la récréation de l’après-midi. La température est douce. Nous avons enlevé nos anoraks, gros pulls et jouons les bras à l’air en courant, en nous taquinant, filles et garçons. Dans un coin de la cour, un morceau de gazon, clôturé par une fine barrière de fil à une cinquantaine de centimètres de haut. Nous savons qu’il est interdit d’y aller, mais cette herbe verte et tendre est décidément trop tentante. Et voilà, que les premiers sautent le fil, font des culbutes, poiriers et autres cabrioles. Je les rejoins vite, trop fière de montrer combien je fais bien la roue. Le plaisir ne dure pas, et un surveillant met rapidement fin à nos exercices.

Punition pour tout le monde !

Mais… Les garçons sont punis pour avoir franchi la clôture ; et les filles pour avoir montré notre culotte. (Je crois que nous sommes deux filles).

Révolte et honte. Bien sûr, de même que je sais que je ne peux pas aller sur le gazon, je sais que cela ne se fait pas de montrer sa culotte. Je sens aussi que ces deux interdictions ne sont pas du même ordre. Mais cela me révolte de ne pas pouvoir disposer de mon corps comme les garçons. Je n’y peux rien si je suis obligée de porter une robe ou une jupe. A l’époque, les pantalons pour les filles ne sont pas encore très fréquents et ma mère n’acceptera que quatre ans plus tard de m’acheter un « jeans » tant convoité.

2 commentaires Répondre

  • J K Répondre

    merci Odile, cela me ramène à l’enfance

    mon frère avait un beau mécano, il recevait régulièrement des pièces supplémentaires

    moi je recevais de la vaisselle et des casseroles pour jouer à la dînette

    j’aurais aimé construite et visser moi aussi mais...non, ça c’est pour les garçons !

  • Anne-marie F. Répondre

    J’adore votre texte, Odile, écrit avec un petit sourire mi figue mi-raisin. Il m’a rappelé plein de choses et notamment que moi, née en 32, j’acceptais tout ça avec une grande docilité : ça me semblait tout à fait dans l’ordre naturel des choses vu qu’on ne m’avait pas du tout éduquée à l’esprit critique. anne-marie f.

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