Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours adoré l’école. Même s’il y avait des difficultés à surmonter et l’apprentissage de la discipline et de la vie en société, j’avais une telle soif d’apprendre que je buvais littéralement les paroles de mes institutrices d’abord, de mes professeurs ensuite.
Au Lycée Dachsbeck, je fréquentais l’école primaire dans laquelle Maman était institutrice, ce qui m’a donné de nombreuses occasions de revoir régulièrement mes anciennes institutrices, et cela même très longtemps après avoir quitté l’école.
C’est ainsi que Mme B., mon institutrice de première et deuxième primaires, m’a raconté douze ans plus tard qu’elle se souvenait encore de moi comme si c’était hier. En classe, l’intensité de mon regard était tel qu’elle en perdait pied alors qu’elle avait déjà plus de trente-cinq ans de carrière derrière elle et que plus aucune situation inattendue ne la démontait. Dans mes deux yeux noirs constamment braqués sur elle sans ciller, elle percevait que j’absorbais tout ce qu’elle disait comme si c’était paroles d’Evangile, voire paroles de Dieu en chair et en os. C’était tellement déstabilisant que pendant deux ans, elle s’était donné comme consigne d’éviter mon regard pendant tout le temps où elle enseignait.
Cette faculté d’intense concentration en classe m’est restée jusqu’au terme de mes études secondaires d’abord, universitaires ensuite et…. m’a beaucoup aidée.
A l’Ecole Normale Emile André où j’ai fait mes études secondaires, j’ai obtenu chaque année de très beaux résultats sans jamais ouvrir mes cahiers à la maison pour étudier avant les interrogations. J’avais été présente en classe, j’avais écouté, compris et assimilé la matière, voilà tout. Au moment des examens de fin d’année, je relisais l’ensemble de mes cours pour la forme et pour avoir une vue d’ensemble sur la matière.
La seule exception à cette règle a été le cours de Physique. La prof chargée de nous l’enseigner avait été malade et absente de nombreux mois au cours de la première année où cette matière entrait dans mon programme. Nous recevions alors de notre professeur de Biologie la consigne de lire, chacune pour soi, les chapitres du livre de Physique. La matière n’étant pas prédigérée par un professeur que j’aurais pu écouter avidement, je n’ai jamais pu assimiler les bases nécessaires pour suivre avec aisance les cours des années suivantes.
Mme A. jugeait les élèves qui ne comprenaient pas du premier coup comme étant totalement nulles et insipides. J’en fus pour mes frais le jour où j’ai osé lever mon doigt pour poser une question de compréhension au cours d’un de ses premiers cours. La classe a eu droit à une leçon tonitruante sur la « loi de la tartine à la confiture ». D’un ton sarcastique et désobligeant, elle nous rappela qu’il était nécessaire de connaître l’ensemble de la matière et qu’à l’examen, les élèves idiotes tombaient toujours immanquablement sur la question à laquelle elles ne pourraient pas répondre puisqu’elles n’avaient pas eu l’intelligence d’étudier et de comprendre l’ensemble de la matière jusque dans ses moindres détails. Son manque de respect et son attitude eurent comme conséquences une détestation mutuelle immédiate. Sentiment qui n’a plus jamais permis à mon cerveau de me brancher et de me concentrer dans sa classe comme je le faisais pourtant si passionnément, si joyeusement et avec tant de bonheur pour tous les autres cours !
En troisième année, c’est-à-dire au cours de ma quatrième année secondaire car à cette époque on comptait à l’envers ; on commençait en 6ème latine ou moderne. Puis on passait en cinquième et on commençait à s’orienter vers latin-grec ou latin-sciences ou latin-math. Dans mon école, il n’y avait pas assez d’élèves pour ouvrir une section latin-math, c’est ainsi que j’ai été aiguillée, par défaut et après un détour d’une année par les latin-grec, vers les latin-sciences ; en troisième année donc, j’ai demandé à mes parents de changer d’école pour terminer mes deux dernières années secondaires dans une école néerlandophone car je voulais devenir parfaitement bilingue. Hélas, déjà à cette époque, les circuits étaient très verrouillés et il n’était pas possible de changer de régime linguistique en cours de cycle. Sauf cas de force majeure si par exemple mes deux parents déménageaient au fin fond de la Flandre. Or à l’époque, l’enseignement secondaire comportait deux cycles de 3 années et non 3 cycles de 2 années comme maintenant. Si je voulais changer de régime linguistique, je devrais recommencer ma troisième.
Je me rappelle très bien que je me suis sentie entravée dans ma liberté de choix et j’ai senti confusément que la Belgique était sur une bien mauvaise pente. Dans mon esprit, être belge était une chance inouïe et vivre en Belgique une source de richesses culturelles immense dont il fallait jouir sans relâche. J’ai alors pris la tangente en reportant la décision de me lancer dans une immersion complète en néerlandais à… après mes études secondaires et en choisissant le néerlandais comme matière pour l’examen de maturité que nous devions présenter en fin de rhétorique pour nous ouvrir les portes de l’enseignement supérieur.
Pour mes parents, envoyer leurs deux filles à l’université était une évidence. Plutôt intéressée par les travaux manuels et créatifs, ce ne l’était pas tellement pour moi. Mais mon père m’a bien vite fait comprendre que passer par l’université était une étape obligatoire pour ses deux filles si intelligentes. Je voulais résister et j’avais horreur de me voir obligée à faire des études supérieures. Je vivais cela comme une contrainte et une entrave à ma liberté de choisir mon propre avenir. Sans prendre vraiment la mesure de mon désarroi car je ne savais finalement pas vraiment quel métier je voulais faire et que j’étais encore en pleine crise d’adolescence, j’avais toutefois besoin d’affirmer haut et fort mes propres choix. De longues discussions s’ensuivirent très régulièrement pendant ma dernière année secondaire.
Poussé dans ses derniers retranchements, Papa finit par me dire que j’étais encore sous son autorité jusqu’à ma majorité, c’est-à-dire jusqu’à 21 ans et que tant que ce serait ainsi, je devrais me soumettre purement et simplement à son choix : l’obligation de m’inscrire à l’Université Libre de Bruxelles et de réussir les trois premières années. Ensuite, je ferais ce que je voudrais si et seulement si je quittais la maison et étais en mesure d’assumer mon indépendance. Pour me montrer son ouverture de cœur et d’esprit, il m’assura toutefois que j’avais le choix ultime, celui de la branche vers laquelle je voulais m’orienter car pour réussir, il était très important que je puisse aimer ce que j’allais apprendre.
C’est ainsi que j’ai commencé à me renseigner sur le large éventail d’études proposées à la VUB et à l’ULB et à mûrir un petit plan personnel d’émancipation et… de vengeance.
Je refusais de tout mon être que les études universitaires me soient imposées par mes parents. J’ai donc pris la décision de les assumer seule. Si je m’engageais dans des études universitaires ce serait mon choix à moi et je les financerais entièrement par moi-même, na !
Mes idéaux m’ont très vite orientée vers un métier d’engagement. Profondément marquée par mon séjour en Afrique pendant mon enfance, je ressentais le besoin de lutter contre les injustices et plus particulièrement contre la faim dans le monde. Je m’abreuvais de lectures qui prônaient que nous avions le devoir et la possibilité de réagir pour créer et vivre dans un monde meilleur. Les ouvrages comme « L’Utopie ou La Mort » de Serge Dumont, « La Faim dans le monde » étaient mes livres de chevet et les nombreux articles et photos des magazines « Demain le Monde », « National Geographic » et « GEO » auxquels Papa et Maman étaient abonnés étaient mes sources d’inspiration pour me faire une idée du vaste monde qui m’entourait.
Papa m’avait dit qu’il fallait choisir quelque chose que j’aimais ? Le Vivant, la Mer et les Océans, notre belle Terre, les Humains ! Voilà ce que j’aimais ! J’ai pensé « médecine » mais je me suis bien vite dit que sept années d’études c’était beaucoup trop long avant de gagner ma complète indépendance et en plus, autant j’étais très résistante à ma propre douleur, autant je souffrais atrocement quand je voyais quelqu’un d’autre que moi souffrir. Je ne serais certainement pas assez forte pour exercer ce métier…
Après avoir écarté tout ce qui ne m’enthousiasmait pas, c’est finalement la diététique, l’océanographie ou la mariculture qui me tentaient mais ces disciplines n’existaient ni à la VUB, ni à l’ULB. En épluchant plus avant les programmes, sachant que René Dumont était ingénieur agronome, et que l’agronomie était une toute jeune section à la faculté des Sciences de l’ULB, je me suis finalement décidée. Par un choix judicieux d’options je parviendrais bien à mes fins : obtenir un poste en Afrique pour pratiquer la mariculture ou l’aquaculture et lutter ainsi de toutes mes forces contre les carences et la malnutrition des populations indigènes. Ce choix posé, je me suis renseignée sur les coûts (minerval, syllabi, location d’un kot, alimentation…) et les possibilités d’obtenir un job étudiant pour y faire face.
Tous les renseignements obtenus, j’en conclus qu’il était plus intelligent de louer un petit appartement non meublé avec ma sœur car cela coûterait bien moins cher que la location de deux chambres d’étudiants et que faire des études universitaires à la VUB et travailler en même temps pour gagner ma croûte était un peu trop ambitieux, surtout si je ne voulais pas sacrifier une première année en la consacrant au temps qu’il me faudrait pour surmonter les difficultés de suivre un cursus universitaire dans une autre langue que ma langue maternelle.
En dernier lieu, j’ai voulu dénicher dans l’offre de l’ULB le choix qui ferait à coup sûr terriblement horreur à mon père, histoire de tester les limites de sa sincérité et de le contraindre à son tour d’accepter mon choix.
Je n’ai pas dû chercher longtemps. J’étais très sportive. Je faisais de la gymnastique olympique dans un club à Forest National. Dans l’échelle des valeurs de mon père, le sport était bien loin derrière les activités intellectuelles, artistiques, créatives, artisanales, spirituelles, commerciales ou même derrière toute autre forme de hobby. C’était tout juste considéré comme un loisir pouvant s’avérer utile s’il était pratiqué en vue de se maintenir jeune et en bonne santé. Les personnes qui s’y adonnaient avec passion ou qui suivaient les performances de leurs champions devant leur poste de télévision n’avaient à ses yeux soit pas assez de cervelle pour faire autre chose, soit étaient tellement narcissiques et égoïstes qu’ils ne voulaient s’intéresser à aucune autre chose bien plus valorisante que leur propre corps. J’avais trouvé l’instrument idéal pour m’affirmer ! Papa devrait admettre que sa fille fasse des études universitaires pour devenir Licenciée en Education Physique et s’il n’était pas d’accord, il ne tiendrait pas son engagement et moi je serais libérée de son autorité, na !
Mon plan diabolique mis au point, j’ai annoncé peu avant la fin de l’année scolaire que j’avais fait mon choix et que j’allais faire une licence en Education Physique. Mon père est devenu tout pâle et est resté sans voix. Je crois que si cela lui avait été autorisé à l’époque, il aurait bien pleuré… Il était piégé ! J’ai annoncé dans la foulée à mes parents ma décision de financer moi-même mes études. C’est ma mère qui a réagi en premier en disant qu’il n’en était pas question car ce serait impossible et que je ne devais pas m’imaginer que je pourrais réussir des études universitaires tout en travaillant. Mon père a renchéri en disant qu’il ne serait jamais question pour eux de faire de différence de traitement entre ma sœur aînée et moi. Ma sœur recevait 7.000 frs par mois depuis deux ans pour payer son kot et toutes ses dépenses et ce serait pareil pour moi.
Mon père a tenu promesse. Il n’a jamais exprimé sa déception par rapport à mon choix mais j’ai compris qu’il avait pris contact avec la directrice de mon école secondaire pour qu’elle tente de me convaincre qu’une élève aussi douée que moi ne pouvait gaspiller bêtement ses nombreuses facultés intellectuelles.
En septembre 1976, avec l’argent que j’avais gagné pendant les vacances, je suis allée à la Faculté des Sciences, seule, m’inscrire en Agronomie en disant ensuite à mes parents que je m’étais inscrite en Education Physique.
Ce n’est que fin octobre, trois semaines après la rentrée, que j’ai dévoilé mon vrai choix. Là, Papa s’est illuminé et m’a dit tout son soulagement, qu’il était persuadé que j’avais choisi l’Education Physique pour faire du Sport et m’amuser mais qu’à aucun moment, il n’avait pu m’imaginer professeur de gymnastique dans une école secondaire et qu’il s’était fait du souci pendant plusieurs mois pour mon avenir professionnel.
Les réactions de mon père face à l’épreuve que je lui avais infligée n’ont fait que renforcer l’amour et le respect profonds que j’éprouvais pour lui.
Mais ma vengeance n’était pas encore totale. Ce n’est que cinq mois après la rentrée que j’ai pu la savourer pleinement ! Après avoir réussi en janvier 1977 l’ensemble des épreuves partielles qui me dispensaient d’une partie des matières en fin d’année, je suis allée, fière comme Artaban, montrer à mes parents que j’avais 35.000 frs sur mon carnet d’épargne. Les cinq fois 7.000 frs qu’ils m’avaient versé comme pension d’étudiante était là, intouchés ! Je leur ai expliqué que j’avais trouvé un emploi de serveuse dans un restaurant au rez-de-chaussée de notre appartement. J’y travaillais quatre soirs par semaine et le samedi soir. Avec mon beau sourire et mon zèle au travail, je gagnais plus en pourboires qu’en fixe et j’avais en tous cas bien assez d’argent pour assumer le financement de mes études. Le mercredi soir, je continuais mon job de monitrice de gymnastique à l’Ancienne, le Club de gymnastique de Saint-Gilles. Je ne manquais aucun cours, ma technique de concentration totale faisant toujours ses preuves, et je consacrais tous mes week-ends à la mise en ordre de mes notes, à la synthèse des cours de la semaine écoulée, à l’étude acharnée pour les matières difficiles – toutes celles qui avaient à voir avec la Physique -.
J’étais très fière de moi et mon père m’a dit que je méritais bien tout l’argent que mes parents me donnaient. Il m’a rappelé qu’il n’était toujours pas question pour eux de renoncer à me verser la même pension qu’à ma sœur et que je pouvais faire de cet argent ce que bon me semblait.
C’est avec ces 35.000 frs que j’ai acheté ma première voiture - une 2CV d’occasion - et payé ma première année d’assurance mais cela, c’est une autre histoire….
clodomir Répondre
Bravo, Véro. Bien joué ; je t’admire !