J’ai 6 ans. A la maison, nous parlons le néerlandais, mais comme nous habitons Bruxelles, notre vocabulaire français progresse de jour en jour.
Avant de commencer ce chapitre, j’ai cru être capable de me rappeler tous les détails, mais , mis à part certains faits précis, il ne me reste qu’une atmosphère.
Mon entrée à la section francophone de l’Institut du Sacré-Cœur au Boulevard Lambermont à Schaerbeek est pénible. J’ai le sentiment d’avoir ramé tout au long de mon école primaire. Pourquoi ?
En premier lieu, le passage d’une langue à l’autre est une difficulté pour moi. Bien plus tard, j’ai réalisé que j’étais dyslexique. De naissance, je suis aussi gauchère ! Mais gauchère contrariée, et contrariante, ajoute mon mari.
Les religieuses ignoraient superbement tout cela ; mais ce n’est pas à cause de leur ignorance que je leur en voulais : je les trouvais méchantes et bornées.
Au moment des devoirs, papa seul m’aidait quand son horaire d’indépendant le lui permettait. Maman ne me donnait jamais un coup de pouce, elle a toujours cru que beaucoup de choses étaient innées chez l’enfant, qu’il suffisait d’écouter pour pouvoir reproduire. Si je ne savais pas, c’est que je n’écoutais pas.
Mais que se passe-t-il dans la tête de cette petite fille qui est toujours distraite ?
Assise sur un de ces grands bancs doubles, en chêne, elle s’ennuie ferme. Sur la tablette du dessus, il y a une rigole creusée pour retenir les touches , et un trou rond qui accueillait un encrier en porcelaine blanche. Dans cet encrier, rempli d’encre le lundi matin par la sœur de service, elle enfonce des morceaux de buvard. Ensuite, elle y plonge le porte-plume armé d’une plume Ballon, le retire tout garni de peluches imbibées d’encre bleue qui feront de longues traînées sur des cahiers déjà mal soignés !
Comme il fallait qu’elle bouge tout le temps, vers 7 ans elle s’exerce à faire tomber ses dents de lait. La « brave enseignante » lui permet d’aller se rincer la bouche… Toujours quelques minutes de gagnées.
Que de mauvais souvenirs !
Bien sûr, je suis remuante, bavarde, négligente. Les punitions pleuvent. Maman les double, papa les signe. Les bulletins hebdomadaires, souvent très mauvais, sont accueillis à grands cris, le samedi vers 15h30. Eh ! oui, on allait à l’école le samedi après-midi. Maman, la main gauche assez leste, me lance quelques gifles et m’envoie au lit sans boire ni manger, jusqu’au dimanche matin. Je revis encore ces scènes de coups ; maman en colère frappe et je saigne du nez. Un peu effrayée, elle dit alors : « Tu as le nez fragile, tu saignes facilement ».
La cinquième année est la plus dure… Cette année-là (1949) papa avait récupéré, Dieu sait où, un rouleau de papier orange. Il recouvre mes livres et cahiers de cette couleur très peu discrète. Ma titulaire d’alors répond au doux nom de « Sœur Marie-Ange » ! Elle est assez rondelette, la taille serrée par une corde où pendent clefs et ciseaux. Sur son bureau elle dépose la pile de cahiers de dictées, classés en ordre croissant de fautes. Je rappelle que l’orthographe est mon point faible. Au premier coup d’œil, je repère le cahier maudit au bas du paquet. Bien après les félicitations adressées aux premières élèves, elle arrive enfin au cahier orange et dit : « C’est très bien, Elia, cette semaine tu n’as fait que 30 fautes ». Cela peut faire sourire en 2004, mais quelle humiliation pour une petite fille de 10 ans qui ne comprend rien et qui retourne à la maison en pleurant et qui, au lieu d’être consolée et aidée, va encore se faire accueillir fraîchement.
Il ressort tout de même de cette période quelques côtés positifs. Comme j’ai une excellente santé, j’étais toujours présente, ce qui me valut le prix de régularité. Chez ces religieuses, après la religion, la politesse était une des valeurs dominantes. Elles nous ont appris le respect des autres et le savoir-vivre.
Malgré que je ne me sente pas bien en classe, j’aime l’école !
Ma sœur raconte : « Quand tu étais petite, tu jouais déjà à l’institutrice, tu rangeais les chaises deux par deux dans la cuisine , y déposais les casseroles et faisais la classe ». Je suppose que c’était dans mes gènes, on choisit toujours suivant ses tendances. Ainsi, je suis devenue institutrice, j’aime mon métier et tout au long de ma carrière je me suis toujours souciée des enfants faibles et en difficulté.

3 commentaires Répondre

  • Anne Répondre

    L’histoire de cette sauterelle me dit quelque chose...du si peu, mais déjà entendu !

    Les moments frileux de l’enfance mènent certains à la chaleur d’une famille heureuse, épanouie et comme dirait un certain Jappy, aimante...

    Merci ,sauterelle, pour ce bout de chemin partagé ; tes enfants et petits-enfants se réjouissent de lire la suite !

  • jappy Répondre

    Bravo, sauterelle et merci,... on ne connait jamais assez son bonheur d’avoir eu une enfance heureuse et des parents aimants... une belle leçon pour ceux qui se plaignent d’avoir encore quelques petits devoirs à faire au retour de l’école... suivez mon regard

  • dadu Répondre

    Quelle merveilleuse description d’une époque mais surtout quelle belle revanche pour la petite enfant humiliée. Elle va pouvoir apprendre aux autres, avec le sourire , ce qu’elle a dû apprendre dans les larmes.Merci pour ce témoignage.

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