Août 1970, Rwanda
C’est dimanche et nous sommes fin du mois d’août. Je suis en vacances. Ce matin-là, je gravis en hâte la colline de Nyabirondo car je risque d’être en retard pour la Grand-Messe de 10h. En chemin, je croise un groupe de dames de retour de la première Messe. Quelques mètres plus loin, je les entends parler de moi : « ce garçon, ne serait-il pas l’un de ceux qui viennent d’être annoncés comme nouveaux séminaristes et qui iront étudier au Petit séminaire de Cyahinda ? » Je me retourne pour saisir davantage ce qu’elles disent, mais elles sont déjà trop loin pour que j’entende distinctement leurs paroles.
Je poursuis ma route sans accorder plus d’importance à leurs propos. Arrivé à l’église, j’ai tout oublié. Tant est qu’au moment des annonces, c’est comme si la sonorité de mon nom dans mes oreilles me réveillait d’un sommeil profond. Aujourd’hui encore j’entends la voix du prêtre blanc qui proclame dans un Kinyarwanda approximatif les noms des lauréats pour le pré-séminaire de Cyahinda : Ruzindana François-Xavier, Naramabuye Vincent, Ntambara Etienne, Muhizi Frédéric, Nkezabera André, Kandi Hitiyise Pascal.
Quelle joie ! Quel bonheur ! Quelle fierté ! Une envie de sauter, de crier et même de pleurer m’envahit ! Mais je ne peux rien faire de tout cela. Je suis en pleine messe à l’Eglise et je viens d’être proclamé futur séminariste. La sagesse, la prudence et le comportement exemplaire sont de mise. Dès cet instant je joue déjà le sage séminariste. Mais l’envie de manifester mon état d’âme et l’obligation d’être sage à la messe me déchirent les entrailles, le cerveau, tout mon être. Je suis transformé en un étrange champ de bataille interne, invisible et déchirant.
À la sortie de la Messe, mon visage irradie de joie. Le sourire ne me quitte plus. Je suis totalement heureux. La perspective d’étudier à l’école secondaire me rend léger, capable de m’envoler dans l’air. Par instant, je n’arrive pas à y croire, je ne comprends pas comment cela m’arrive. Je me dis : « ce n’est peut-être pas moi »… comme si je n’avais pas fait l’examen d’entrée au Séminaire, comme si mon nom proclamé à l’Eglise appartenait à quelqu’un d’autre ! L’instant suivant je reviens à la raison et me rassure : après tout, le nom de mon copain de classe Frédéric, qui est sur la même liste que moi, je suis sûr de l’avoir entendu, c’est bien lui, je l’ai capté dans mes oreilles. Or il n’est pas aussi fort que moi en classe. S’il a réussi, je suis certain que j’ai eu de meilleures notes ; d’ailleurs, son nom vient après le mien sur la liste. D’autres pensées me parcourent l’esprit : mes parents ne sont pas baptisés, est-ce qu’un enfant dont les parents sont encore païens peut être accepté dans un séminaire ? D’autant plus qu’au moment de notre inscription à l’examen, il nous était demandé de préciser si nos parents étaient baptisés ou non. La joie intense s’accompagne donc de pas mal de questions…
Chose étonnante, des gens, des copains qui me connaissent bien, avec lesquels j’ai joué tous les jours à l’école, me regardent à présent comme si j’étais devenu un étranger. Certains sont bien sûr jaloux. L’un d’eux, Viator, me lançe : « eh bien, maintenant que tu entres à l’école secondaire, tu ne voudras plus t’approcher de nous ! » Je me sens vexé mais je ne réponds rien. Je fais semblant de n’avoir rien entendu et je lui souris.
Je prends alors le chemin du retour pour annoncer la bonne nouvelle à la maison. Cette route que je fais habituellement en une heure et demie, deux heures, je la parcours en à peine une heure. Je cours, saute, gambade, prends des raccourcis dans la brousse, aucun obstacle ne peut m’arrêter. Je suis seul et je jubile littéralement en chemin. Les gens se demandent certainement ce qui m’est arrivé. Moi, je n’entends rien, je ne me soucie de rien, je fonce tant j’ai hâte d’arriver à la maison.
À la maison, j’annonce immédiatement la nouvelle à ma mère : « maman, j’ai réussi l’examen d’entrée au Petit Séminaire de Cyahinda, je commence l’école là-bas en septembre. » Tout d’abord, ma mère ne comprend pas bien ce dont il s’agit et, d’un air inquisiteur, elle me fait répéter : « mon fils, qu’est-ce que tu dis ? » Je lui répète calmement la même chose. Elle est contente mais me demande des précisions : « séminaire, séminaire c’est quoi ? » Je lui explique que c’est là où l’on forme de futurs prêtres. « Quoi, des prêtres ! Ces gens qui ne font pas d’enfants ? » Et là je ne trouve rien à lui répondre, mais rien ne saurait ternir ma joie. Je suis aux anges et ne souhaite entendre aucune contrariété quand bien-même elle viendrait de ma mère. En effet, tout enfant de l’école primaire aspire ardemment à entrer en secondaire. Je venais de le faire. Qui pouvait empêcher mon soleil de briller, ma joie de se manifester ? La joie de ce jour est intense. C’est réellement le jour le plus heureux de ma jeunesse. Je m’en souviens comme si c’était hier. Et aujourd’hui quand j’y pense, je sens la même chaleur, les mêmes sensations de bonheur, la même intensité de joie, la même légèreté remonter en moi. Et je remercie amplement le ciel qui m’a donné ce précieux cadeau au moment où j’en avais tellement besoin. L’être humain, en particulier l’enfant, peut aussi puiser dans ces instants de sa vie où il se sent capable de voyager dans l’espace transporté par une intensité de joie sans limite. Ce fut mon cas ce dimanche d’Août 1970.
anne-marie f. Répondre
Etienne, je ne vous connais pas mais je suis sidérée par ce bonheur d’entrer dans le secondaire alors que nous , ici, ça nous paraissait tellement naturel depuis toujours.
mais expliquez moi pouquoi il fallait entrer au séminaire pour entrer dans le secondaire.
J’aimerais bien lire plus souvent des textes comme le votre qui me permettent de mieux connaitre l’enfance et la vie de personnes venant d’autres endroits du monde.Je vous en prie, racontez nous encore des choses que vous avez vécues ou que vous vivez. Merci d’avance. anne-marie F.