Le récit ci-dessous fait partie d’un épisode de mes souvenirs d’enfance.
Pour situer le lecteur, je dois préciser qu’il se passe pendant l’été 1948 sur une des plages de la mer du Nord non loin du Danemark.

Nous étions enfin réunis : papa qui s’était réfugié à la fin de la guerre au Schleswig-Holstein, en Allemagne de l’Ouest, maman qui l’a rejoint, un an après m’avoir mise au monde en 1944, non loin de Dresden, et moi, qui les ait retrouvés grâce à un membre de la famille. Je venais donc de faire la connaissance de mon père que je n’avais jamais vu et de découvrir l’inconnue qu’était devenue ma mère après deux ans d’absence. C’étaient les conséquences de la guerre. Nous étions tous les trois des déracinés, car le berceau de notre famille appartenait à présent à l’est d’une Allemagne fraîchement divisée.

Je n’ai heureusement pas connu les trois années d’indigence de mes parents, où leur seule nourriture était des betteraves fourragères cuites dans une boîte à conserve. Je les ai rejoints au moment où ils commençaient à s’en sortir. Mes grands-parents boulangers chez qui j’avais passé les trois premières années de ma vie me manquaient cruellement, mais aussi leur bon pain et la nourriture à laquelle j’étais habituée. Au début, mes pauvres parents ont dû entendre bien des plaintes de ma part, car j’avais du mal à m’habituer à mon nouveau régime austère et très différent.

QUAND LES ÉLÉMENTS SE DECHAINENT

Maman me racontait que la mer, toute proche de notre presqu’île, jetait quelquefois une manne inespérée sur la plage. Elle provenait de bateaux malchanceux qui avaient perdu leur cargaison lors d’une violente tempête où la houle déchaînée roulait des trésors inespérés dans le sable.
Les habitants, qui comptaient secrètement y trouver ces cadeaux éparpillés, se dépêchaient de ramasser des objets échoués avant que la marée haute ne les happe à nouveau vers le large. Chaque déchaînement des éléments pouvait faire don d’une pêche miraculeuse. Il y en avait une qui était de taille, dans tous les sens du mot. Celle-là n’était pas comparable au naufrage d’objets hétéroclites, planches, bois de chauffage, boîtes à conserves ou autres caisses d’oranges, bananes et noix de coco. Il arrivait que la Providence envoyât un cadeau aux dimensions gigantesques : une baleine, échouée sur la plage, sans espoir de retourner dans les flots salvateurs.

Cela voulait dire qu’en ces temps durs ce cétacé infortuné allait livrer au village entier de la viande et de la graisse dont on avait tant besoin. C’était en quelque sorte le bifteck de la mer. Chaque fois toute la population affluait pour voir cet événement hors du commun et qui s’est produit lorsque j’étais chez mes parents. Maman m’a prise par la main pour m’emmener voir ce spectacle extraordinaire et cruel.

Les images sont encore vivantes dans ma tête : les gens grouillaient autour de cette bête – les uns joyeux, les autres tristes. Il y avait de la pitié et de la joie dans l’air, surtout chez les badauds. C’était plus pragmatique pour les hommes qui escaladaient le monstre marin. Ils essayaient d’enfoncer avec grande peine leurs couteaux dans la peau épaisse de l’animal. Cette tâche de boucherie était très fatigante, car il fallait arriver à l’énorme couche de graisse blanchâtre, et ensuite à la chair, rouge foncé. Quelques hommes jeunes chevauchaient cette montagne pour distribuer le butin à tous les estomacs du village qui étaient venus avec des récipients pour apporter leur part à la maison. Cela a dû se passer dans les années 1948. J’avais quatre ans.

Aujourd’hui, j’ai 68 ans. Les temps ont changé. Lorsqu’une baleine échoue sur la plage, la télévision nous livre le reportage plein d’émotion et de compassion. Des masses se mobilisent pour son sauvetage, car on estime que c’est une espèce que nous devons protéger. Je suis d’accord, car j’ai de l’amitié pour ce chanteur sous-marin. Cependant, je n’ai pas oublié la vue répugnante de la baleine charcutée de mon enfance, mais on a tendance à oublier très vite la misère et les horreurs du passé. Plus personne ne pensera à voir dans un incident naturel de ce genre, l’aubaine de palier la pauvreté et à calmer la faim des hommes où la sensiblerie n’avait pas de place. Tant mieux pour les baleines d’aujourd’hui !
Mais n’oublions pas le temps des vaches maigres et des baleines grasses sur la plage.

2 commentaires Répondre

  • nicole m Répondre

    Bonjour Claudia,
    voici des mois que je garde ce récit formidable dans un coin de mon ordinateur. Et voici que je réponds enfin.
    Je me suis permise d’en faire une copie.
    La guerre amène à faire des choses incroyables.
    Je vous conseille de transmettre ce témoignage très spécial au "ceges.be" qui est le gardien des choses de guerre en Belgique.
    Je repense à ma grand mère (que je n’ai pas connue) qui avait acheté un sac de farine pour nourir sa famille et qui au vu des choses avait reçu de la farine mélangée à du plâtre. Nicole M.

  • Jean N. Répondre

    Joli récit, Claudia, plein d’émotion. C’est vrai que notre société bien nourrie a davantage pitié d’une baleine que les affamés.

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