En 1949, à l’âge de seize ans, j’ai décidé de m’échapper de chez mes parents et d’abandonner mes humanités modernes afin de rentrer à la clinique des « Deux Alice » pour faire des études d’infirmière. L’école avait décidé d’une nouvelle formule intitulée « Infirmières d’hygiène de l’enfance » (c’est-à-dire puéricultrices), ce qui permettait à un petit groupe d’élèves n’ayant ni l’âge, ni le diplôme requis d’être considérées comme futures élèves infirmières tout en assurant l’avenir de cinq années d’études. Nous étions sept et nous avons dû passer un examen d’entrée : français, math, géographie et religion. Je réussis l’épreuve, sauf en ce qui concerne la religion où je cafouillais.

En 1952, j’avais 19 ans et je me trouvais en deuxième année « Infirmières ». J’avais fait du chemin depuis 1949. J’étais très sollicitée pour la maternité où je devais mettre les nouveaux-nés au sein dès cinq heures du matin, les changer et, pour certains, préparer et donner les biberons. Il fallait également assister aux accouchements et aider la maman, ou encore « faire la nuit » en pédiatrie : il y avait une dizaine de grands enfants en salle commune et huit à dix petits isolés en boxes. Il fallait non seulement les soigner, leur donner le biberon, me précipiter chez l’un ou l’autre des grands qui se mettait à pleurer ou voulait se lever pour aller à la maison chez ses parents. Il n’était pas question d’oublier de préparer les biberons de la journée ni de ne pas tenir le carnet de route de chaque enfant dans lequel devaient être notés tous les évènements de la nuit. De plus il était absolument interdit de faire appel à la veilleuse de nuit de l’étage des adultes qui se trouvait au dessus de la pédiatrie.

Un petit garçon de dix-huit mois avait été admis fin d’après midi en urgence. Le pédiatre avait diagnostiqué une encéphalite et lui avait fait une trachéotomie afin de l’aider à respirer. J’entends l’enfant haleter et se débattre. Et puis, c’est l’accident : il avait dégagé son bras droit et avait arraché la canule, il étouffait et m’envoyait du crachat au visage, malgré mon masque de protection. J’ai replacé la canule avant de téléphoner en urgence à la chef de service qui mit plus d’un quart d’heure à arriver. Le petit vivait toujours.
Le lendemain soir, nouvelle nuit de garde : le petit n’est plus là. Il a été transporté dans un autre hôpital. Je suis touchée personnellement par son départ. Va-t-il mourir ? Personne ne m’a parlé de son départ.

Cette semaine de veille m’a fatigué plus que de coutume. Ayant travaillé toutes les grandes vacances, je me suis offerte le luxe de partir quelques jours à la mer du Nord avec ma jeune sœur. J’étais épuisée. J’y suis tombée malade et nous avons dû rentrer, j’avais 40 de fièvre. Lorsqu’on m’a mise debout pour refaire mon lit, mes jambes ne me portaient plus. On m’a transportée en ambulance, ce dont je ne me souviens pas. Si ce n’est qu’elle creva un pneu devant le Tir National. Je devenais bleue et je ne reconnaissais plus les personnes. On m’a fait une deuxième ponction lombaire, la première ayant été faite chez mes parents. Le diagnostic est tombé : c’est la polio et une encéphalite. J’ai pu respirer toute seule chaque jour pendant quelques heures. Il n’y avait pas assez de poumons d’acier. Nous faisions une tournante pour les cas les moins graves dont je faisais partie.

Mon père est venu me voir régulièrement. Je n’ai plus vu ni ma sœur ni ma mère qui craignaient la contagion. Elle est venue me voir trois fois au cours de mes vingt mois d’hôpital. Pour mes vingt ans, j’ai reçu un petit cactus pour et deux fois un petit bouquet de violettes. A sa troisième visite elle m’a apporté mon uniforme d’infirmière ! J’avais demandé mes vêtements par l’intermédiaire de mon père.

Mes parents n’avaient pas de mutuelle, mon père étant indépendant. Les religieuses des « Deux Alice » firent en sorte qu’ils puissent nous faire entrer à la mutuelle sans faire de stage. Ce fut leur seule participation. J’avais quitté la salle des poumons d’acier , puis ma chambre particulière. Grand bien me fit car je retrouvais mon énergie et ma combativité. Nous étions quatre jeunes femmes. Dont une jeune maman à laquelle on avait fait une césarienne afin de faire naître son bébé avant terme. Celui-ci avait été recueilli par ses grands parents.

Nous avions reçu d’une infirmière un vieux tourne-disque avec une manivelle et deux disques dont l’un était la cinquième de Beethoven. Et nous avons commencé à marcher. en faisant la Fête. Nous remettions inlassablement le même disque de Beethoven. C’est au son de Beethoven que nous avons commencé à tenter de « faire le poids » (parvenir à rester debout afin d’arriver à s’appuyer quelque peu sur ses jambes sans marcher encore) puis à essayer de marcher avec deux cannes béquilles.

Ce ne fut que progressivement que nous nous sommes rencontrées et confiées les unes aux autres, lorsque nous avons commencé à connaître l’histoire de chacune. Je me souviens que nous avions échangé quelques lectures de revues telles que « Nous Deux ». Nous nous sommes avoués combien l’attention d’un homme, autre que les médecins nous manquait et que ces amours faciles nous auraient plu et étaient pour moi comme une promesse concrétisée par le désir de m’habiller. Ce fut alors que le projet de demander mes vêtements se formula. Imaginez le ridicule : une malade en voiturette déguisée en infirmière. Où ma mère avait elle la tête ?

Je fus décontenancée par ses plaintes « Ils avaient dépensé les économies de toute une vie ». J’en reparlai à mon père. Je n’avais toujours pas compris que ma mère et ma jeune sœur avaient utilisé mes vêtements pour elles mêmes.
Ceci se passait après une année en chambre individuelle où je me sentis bien seule. J’y eus plusieurs pneumonies de par les soins sensés réchauffer mes muscles : des enveloppements humides-chauds sur tout le corps ficelés dans du « Gutta-percha » ensuite dans une couverture, puis mise au lit, sans que je puisse sonner mes bras étant immobilisés. Je grelottais de froid et puis parvenais à m’endormir quelquefois.

Nous étions cependant très bien prises en charges, souvent comme des bébés n’ayant pas grand chose à dire, ceci surtout le week-end où le manque de personnel était flagrant, nous recevions un gant de toilette mouillé à passer sur le visage et les mains en même temps que le petit déjeuner. Mais étrangement il arrivait que nous parlions avec une infirmière plus détendue que la semaine malgré leur nombre restreint.

J’ai oublié jusqu’à présent de parler des kinés qui avaient un rôle très important. Ils étaient pour la plupart gentils et compétents, toujours présents et attentifs chaque jour à nos petits progrès. Au début nous avions des massages en chambres. Plus tard nous allions en rééducation dans une grande salle commune aux enfants et aux adultes. Les différents kinés passaient de l’un à l’autre chacun ayant leurs exercices. En attendant
nous recevions de quoi souffler, avec un mirliton, pour progresser à mieux respirer. Le tout était très fatigant et je pense que nous y passions environ deux heures chaque jour de la semaine. Faut il dire que le brouhaha multiple n’était pas très efficace pour la communication.

Alors que depuis longtemps je me croyais capable de tout maîtriser parce que j’en avais la volonté. La vie était différente et me donnait l’occasion de me montrer courageuse et à certains moments quelquefois découragée mais aussi plus solide que je l’imaginais.
J’ai eu cependant un long moment de désespoir quand j’ai réalisé que je ne reprendrais pas ma deuxième année « infirmière », mon rêve depuis mon enfance. Toutes mes décisions avaient été orientées par mon projet notamment j’avais nié avec opiniâtreté mon enfance douloureuse pour vivre enfin ce bonheur magnifié.

Je pus rentrer chez mes parents où je restais au lit pendant plus d’un mois. Je commençais à pouvoir me tenir debout et à avancer le pied droit en faisant tout un cercle vers l’extérieur comme si ma jambe était trop longue. Mon père se renseigna et me proposa d’aller à Ste Anne où il y avait une bonne équipe orthopédique. Il m’engagea à continuer de me battre. Là dans la nouvelle équipe j’ai d’abord été mise dans le plâtre, tout le corps et le cou pour ne pas laisser tomber la tête que je ne portais plus. Ensuite j’ai eu un grand corset orthopédique tout à fait rigide. J’ai reçu l’attention extrêmement délicate du docteur Guy Poilvache qui était « le bras droit » du chirurgien Marcel Saussez, il y avait également « le bras gauche » qui s’appelait Pleinevaux ce qui me fit rire un peu. Le docteur Poilvache avait eu lui aussi la polio lorsqu’il était tout petit. Il m’en parla une seule fois et me fit comprendre que ma vie était maintenant différente de mon projet. Je devais dans l’immédiat changer de projet, comme lui même l’avait sans doute fait, ce qui n’excluait pas nécessairement l’avenir. Le docteur Saussez s’aventura à m’engager à mi-temps dans son service. La contradiction ne m’apparut pas, j’étais ravie. Ce fut un échec très rapidement. Je n’avais pas la force de soulever les malades avec mes bras et mon dos atteints Il m’examina et me parla d’une opération sous la forme d’une transplantation tendineuse du jambier antérieur doublée d’une arthrodèse.

Je devais donc quitter le travail et préparer l’opération par une rééducation spécifique à mi-temps et faire un petit boulot léger l’autre mi-temps. Il en parla à la direction. Il s’agissait de renforcer au maximum mon gros orteil de supprimer l’effort inutile d’essayer de bouger mon pied droit et de ne plus marcher en faisant un arc de cercle. Pour ceci je devais tirer chaque jour des poids de plus en plus lourds qui allait assurer le travail de mon jambier antérieur. Je fus prête en trois mois. L’opération se passa bien mais il y eu des complications auxquelles ni le chirurgien ni moi même nous nous attendions. Ma jambe était plâtrée et je souffrais terriblement-, Le chirurgien décida d’ouvrir le plâtre après trois semaines. Ma jambe était noire, j’avais vraisemblablement un staphylocoque doré. Analyse, nettoyage des plaies, avec deux anesthésies, retard dans le début de ma rééducation. Je dus rester quatre mois au lieu de deux prévus. Puis je devais encore réapprendre à marcher seulement lorsque je pus appuyer mon pied. Lorsque j’ai fait mes premiers pas le docteur Saussez m’a remise dans un grand plâtre dos et cou y compris. Ce ne sera que plus tard que j’ai eu de grands corsets orthopédiques sur mesures et qu’il termina par l’arthrodèse.

J’envisageais de me marier à la sortie de l’hôpital, la date était fixée. Un jeune cardiologue célibataire, tout rougissant m’expliqua la méthode « Ogino ». Il n’était pas question que j’envisage une grossesse pour le moment. Il fallait d’abord que je retrouve des forces et que j’apprenne à marcher, que mes plaies guérissent. J’avais tout un traitement aux antibiotiques et on en injectait dans les plaies. J’étais loin d’arriver à marcher. Ce n’était pas possible je me marierais comme prévu. Je sortis de l’hôpital l’avant veille. Je m’achetais un long manteau destiné à couvrir les pieds et deux paires de pantoufles noires. Une pointure 40 et une pointure 35. J’arriverai à faire entrer mon pied opéré dans la pantoufle 40.La veille j’irai chez le coiffeur et j’irai en taxi voir notre appartement que ma grand-mère avait aménagé pour nous .Le docteur Saussez ne s’opposa pas au mariage et il y vint, ce qui me remplit de joie. C’était comme si il me faisait un cadeau somptueux.

J’eus deux grossesses rapprochées, j’ai accouché normalement malgré les césariennes annoncées. Ma première fille est née 10 mois après le mariage. Ma deuxième petite fille n’était pas programmée. Le cardiologue célibataire n’avait pas suffit à nous informer. L’équipe de Ste Anne me proposa une interruption de grossesse thérapeutique je refusai même de l’envisager. J’en pleurais de joie. Je n’avais pas osé espérer cet enfant. Étrangement je me trouvais tout aussi bien en me reposant moins ayant déjà une petite fille à soigner.
Je fis de grands progrès pendant mes grossesses car il était impossible de porter un corset orthopédique. Après la naissance de ma deuxième fille , je dus pousser le lourd landau avec deux bébés ce qui me servit de "rolator" et me fit faire a nouveau des progrès pour marcher.

3 commentaires Répondre

  • Sylvie Répondre

    Waouw !

    C’est le premier mot qui me vient à la bouche en lisant ton texte, Gisèle. Chapeau bas pour ton courage !

    Juste une curiosité de ma part : comment as-tu fait pour rencontrer ton mari dans l’état où tu te trouvais ?

    Etonnant aussi ces grossesses qui, loin de t’enfoncer, t’ont littéralement remise sur pieds !

  • jeannineK Répondre

    je découvre avec émotion ce récit clair et détaillé du combat contre la polio

    j’en éprouve beaucoup d’admiration

    admiration pour cette volonté ,ce courage à vaincre tous les obstacles

    je reste persuadée que c’est la grande faculté de la jeunesse à être positif et persévérant

    les personnes plus âgées fantasment, construisent et déconstruisent des cénarios négatifs, alors qu’un jeune
    a cette faculté extraordinaire de surfer sur la vague tout en faisant l’effort de surnager

    c’est une histoire terrible et merveilleuse

    • Gisèle Répondre

      Ce message de Jeannine est émouvant de sincérité ; Je ne m’attendais pas du tout à ce que ma jeunesse bousculée apporte cette réflexion. Merci beaucoup ceci m’encourage à écrire encore.

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