C’était au temps où ... l’école n’était pas obligatoire, le service militaire était tiré au sort, un homme n’était pas égal à une voix ...

AVERTISSEMENT

Les historiens et biographes patentés ne trouveront pas ici leur compte. Par ces quelques pages, j’ai voulu surtout fixer la tradition orale d’un membre de ma famille. Comme chacun le sait, cette façon de transmettre des souvenirs entraîne exagérations et oublis volontaires ou non.

On ne trouvera que peu de dates. C’est surtout l’esprit de l’époque que j’ai voulu traduire. La chronologie n’est sans doute pas strictement respectée.

La situation des petites gens y est épinglée. C’est l’anecdote qui prime.

Les termes en picard sont écrits entre « guillemets » et en italiques.

Une naissance difficile

Joseph Leclercq est l’époux de Louise Dubocquet, tous deux ouvriers saisonniers demeurant à Mont-Saint-Aubert. Joseph est employé comme charretier (on disait carrioteux) pour le compte d’un meunier. Au printemps 1874, il meurt d’un coup d’aile de moulin à vent, accident rarissime de nos jours. Louise est enceinte et accouchera le 11 juillet d’un petit Louis, Basile. Louis n’aura pas connu son père d’où le titre : « LOUIS LE POSTHUME ». Louise décède des suites de l’accouchement. Voilà les petits doublement orphelins.

A l’époque, point de C.P.A.S. Le bourgmestre disperse les enfants qui ne se reverront plus jamais.

Louis est placé en famille d’accueil chez un fermier du coin. La vie y sera rude. Sept enfants dorment dans le même lit, les aînés se réservant les places du milieu où il faisait plus chaud. Louis était le plus jeune ! Il eut paraît-il les pieds et mains gelés. C’était peut-être aussi un lieu d’éducation sexuelle.

Le repas principal consistait en une soupe épaisse accompagnée de pain. On la servait dans un « tello » , chacun se servant à la cuillère à même ce plat creux. Un jour Louis ne se servait pas. Comme excuse à ce jeûne apparent, il répondit « j’attends le fond, c’est plus sucré ». Comme punition, il dut aller dormir avec le cochon.

A ce moment l’école primaire devait être organisée par les communes mais l’obligation scolaire n’existait pas. Les enfants de basse extraction ne la fréquentaient qu’en hiver, la bonne saison requérant des bras pour les travaux agricoles. Il en conserva cependant en mémoire la fable « Ernesse et Augusse » qu’il pouvait encore réciter par cœur à un âge très avancé. Quant à savoir lire et écrire …

A 11 ans on faisait « s’communion » c’est à dire la communion solennelle et la profession de foi. Dès ce moment on quittait l’école et on basculait dans l’âge adulte.

A la ferme.

Le travail se faisait surtout manuellement. Il était convenu qu’un « salaire » était versé. Louis reçut alors annuellement 100 francs sous forme d’un titre coté en dessous du pair.
Le logement était spartiate. Le fenil servait de chambre à coucher. L’hygiène corporelle était des plus sommaire.

Devant un pré fauché pour le foin, il fut pris un jour d’une grande fatigue. Il y fit une large sieste au lieu de le retourner. Un gros orage arriva dans l’après-midi qui anéantit le travail … qui n’avait pas été fait. Sauvé de l’orage par l’orage, il ne pouvait pas y avoir de sanction !

Arrivé à l’âge de 18 ans vint ...

Le service militaire

A l’époque, la conscription se faisait par tirage au sort et par commune. Pour éviter de servir sous les armes, Louis demanda l’aide d’une « rebouteuse » locale. Il dut, à minuit, déterrer la croix du dernier inhumé, prendre une poignée de terre au fond du trou et enfermer cette glaise dans un sachet. Les neuf soirs qui précédaient le tirage, il a dû, le sachet en mains, réciter un Pater, un Ave et un Gloria en latin. Belle performance pour un illettré !

Le mieux de tout c’est que cela a marché : l’embrigadement était évité.

Le jour de la conscription se terminait par force libations. Les uns noyant leur infortune, les autres fêtant leur coup de chance.

Mais, parce qu’il y a un « mais », les jeunes gens riches pouvaient payer un chançard pour servir le pays à leur place. Louis négocia le montant - une somme rondelette paraît-il - qu’il déposa sur un livret d’épargne et partit porter l’uniforme.

L’armée était composée d’un contingent de miliciens peu cultivés, incapables d’écrire,de lire les ordres. L’artillerie manquait cruellement d’hommes sachant calculer.

Au grade de soldat, on recevait une solde journalière équivalente au prix de trois petits pains blancs et de 5 bières ce qui ferait actuellement environ 5 EUR. Louis s’en contenta. Nourri, logé, blanchi par la Mère Patrie, il ne toucha jamais au pécule épargné qui pendant plus de deux ans fit des petits. Il fut alors démobilisé tout en gardant une légère rancœur envers Léopold II qu’il avait dû attendre l’arme au pied durant deux heures sous un vent violent à Ostende. Le souverain n’était, paraît-il, pas un modèle d’exactitude.

En quête de travail

Se plaisant en compagnie des chevaux, Louis devint charretier comme son père. Ici, il livrait de la bière pour le compte d’un brasseur local. A l’époque on mangeait une tartine dès le lever et on avait l’habitude de déjeuner une seconde fois après les soins donnés au bétail (on disait re-chiner). Pour les ouvriers brassicoles ce repas consistait en une pinte de levure de brasserie qui avait paraît-il nombre de vertus préventives. En Belgique, une pinte équivalait à environ ½ litre. « R’chiner » se disait aussi pour le goûter de 16 heures.

Louis continuait à épargner sou après sou.

Par la suite, il mena un attelage qui tractait les péniches sur l’Escaut pour le tronçon Audenarde - Saint-Amand-les-Eaux. En période de crue, ou de gel important, il n’y avait pas de trafic fluvial et donc pas de rémunération.

Louis électeur

Le suffrage était devenu universel mais pour les seuls mâles. Ceci était vexant pour les bien-nantis alignés sur les gens modestes. Pour conserver une certaine discrimination sociale, on inventa le vote plural (on pouvait avoir jusqu’à 4 voix). Louis pouvait voter deux fois. En effet il avait son fameux livret d’épargne portant une somme minimale de 2 000 francs.

Le suffrage ne devint vraiment universel qu’en 1948 puisque étendu aux femmes qu’on craignait de voir voter « comme leur curé ».

Après un bref passage comme jardinier chez des sœurs, il se fit remarquer par …...
le percepteur des postes.

Louis l’facteur

Vint l’époque où il manquait un facteur à Warcoing et il fut engagé parce qu’il avait une bonne mine. Paradoxe : le porteur de messages ne savait ni lire, ni écrire. Il connaissait par cœur la liste des abonnés aux journaux. Pour les rares lettres, c’est son collègue qui lui disait où les porter. L’habitude venant, la mémoire visuelle fit le reste.

Le travail consistait surtout à marcher. Son service commençait à la gare d’Hérinnes pour retirer les sacs postaux venus par train. Il fallait les amener à Warcoing (distance 9 km A - R.). Les bottines cloutées étaient fournies par l’administration. Il fallait parfois s’armer d’une canne ferrée pour éloigner les chiens trop agressifs. Des crampons à glace étaient prévus pour éviter tout dérapage sur le verglas.

Marions-les

Louis était toujours célibataire. Apprenant qu’une jeune fille cherchait l’âme soeur, il se rendit à la ducasse de Mont-St-Aubert où elle résidait. L’ayant trouvée, il lui dit : « Est-ce que tu veux marier avec moi ? » La réponse fut aussitôt affirmative. C’est ainsi que Marie Decobecq (fille de Louis et de Sylvie Duboisse) unit son destin à celui du facteur. Ils avaient le même âge.

Marie était comme on disait « buresse » c’est-à-dire blanchisseuse pour les châtelains du coin. Un des sports favoris des domestiques du château était, en l’absence des patrons, de parcourir le bâtiment, armés de bâtons, pour débusquer les rats et les occire.
Du point de vue scolaire, le sort des petites filles était plus enviable que celui des garçons. Ce qui fait qu’elle savait lire et écrire. Se muant en institutrice, elle apprit à son cher et tendre l’écriture et la lecture. Il lisait notamment le « COURRIER DE L’ESCAUT » commentant les avis mortuaires en disant « c’ tilal y est viell assez pour faire un mort » alors que la personne était plus jeune que lui.

De cette union naquirent trois garçons : Achille, décédé de méningite en bas âge, Guillaume et Gaston. L’empereur de Prusse s’appelait également Guillaume. C’est pourquoi à partir de 1914, Guillaume Leclercq s’appela Alfred.

En 1914, Louis reçut un ordre de mobilisation mais les Allemands étaient déjà là. A la gendarmerie on lui dit d’attendre des ordres. Ils ne vinrent jamais.

A la poste suite et fin. La guerre.

Une médaille du travail lui fut attribuée. Il refusa la seconde parce qu’il devait rendre la première. Il faut dire que Louis avait parfois une forte tête.

Vint alors la 2ème guerre mondiale. Il était trop vieux pour y participer. Mais il fallait bien vivre ! Il éleva en fraude un cochon qui, enfermé dans la cave, ne voulait pas manger le peu qu’on lui donnait. L’animal préférait se rouler dans le « schlamm », poussière de charbon qui, humidifiée servait de combustible. Il s’essaya à la fabrication de sucre à partir de betteraves dérobées dans les champs. Le résultat était un sirop sentant la pulpe mais sucré quand même. Point de chance non plus avec les harengs au vinaigre, ce dernier étant frelaté. Heureusement qu’il y avait le potager mais les légumes étaient préparés à l’eau et accompagnés d’un soupçon de matière grasse quand il y en avait et d’un minuscule morceau de viande.

En 1944, sentant la libération approcher, chacun se fit un devoir de confectionner un drapeau avec un tissu d’époque de maigre qualité acheté au marché noir. Un dimanche, début septembre, on avait programmé des frites, mets rarissime en ces temps de disette. Vers midi, sur la chaussée de Courtrai, survint une avant-garde alliée. On sortit le drapeau mais, l’estomac noué, on ne put manger les frites.

Les terres alluviales de l’Escaut permettaient la culture du tabac. Deux parcelles étaient aménagées mais la plus petite disparaissait sous des fanes de petits pois lorsqu’on annonçait l’arrivée des accisiens. Il n’y a pas de petits bénéfices devant l’impôt !

Retraite agréable. Moments douloureux

On réorganisait, à l’occasion, les tournées des facteurs. Louis aurait dû abandonner la sienne au bénéfice d’un plus ancien. Refusant de rompre avec ses clients, les relations humaines et les dringueldes concomitantes, il demanda sa retraite et commença à « chucher l’gouvernement » et ce, pour des décennies. Chaque 1er du mois, il donnait rendez-vous à l’ancien instituteur. Les deux compères allaient toucher ensemble leur pension de retraite.

Marie, l’épouse fit alors une « atteinte » (on dit maintenant un A.V.C.) et devint impotente. Elle mourra en 1948. Après la guerre (1946) ses deux fils épousèrent deux soeurs. Veuf, Louis demeura avec l’un des jeunes couples. Par la suite, les 2 X 2 tourtereaux purent acquérir chacun une maison à Kain dans la même rue. Il fallait quitter et vendre la maison de la rue du Rivage 52 à Warcoing.

Un premier petit-fils naquit, chouchouté par son grand père. Un jour, revenant du Jardin de la Reine, Louis avisa un bistrot et y commanda deux bières. La patronne s’inquiétant : « Ch’ est pou qui l’deuxième ? » - « Ch’est pour min p’tit garchon ». Il avait 5 ans. A deux, ils ne rataient aucun cirque de passage à la Plaine des Manœuvres pour autant qu’il y avait un numéro de dressage de chevaux.

Un autre petit-fils arriva chez l’autre couple où il résidait. L’enfant devint rapidement orphelin. Le papy continuera à demeurer chez sa belle-fille avec son 2ème petit-fils, cultivant le jardin, rendant de menus services tout en entretenant des relations amicales avec le voisinage, notamment avec Armand un ancien employé de la gare d’Hérinnes.

Louis était fidèle à sa pipe : une ASBESTOS qui, comme son nom l’indique, était composée d’une bonne part d’asbeste. Les poussières de cette roche cancérigène ne semblent pas avoir porté atteinte à sa santé. Religieusement, dans son fauteuil en osier, il aspirait l’herbe à Nicot, un crachoir rempli de cendres à un jet de salive.

Et pour en finir

Les années passent. La vieillesse s’installe. Le fils et belles-filles prennent également de l’âge jusqu’au jour où il devient difficile de s’occuper du grand-père qui vient lui aussi de faire une « atteinte ». Son retour d’hospitalisation se fera, contre son gré, pour la maison de retraite : « t’mas mis à l’hospice ». C’était l’Institut St Joseph de Néchin.

Le système de chambre commune serait sanctionné à l’heure actuelle mais quelle convivialité ! Une dizaine de vieillards cohabitaient dans un living-réfectoire où ils pouvaient confier souvenirs et problèmes allant même en toute fraternité jusqu’à s’échanger les médicaments : « j’te donne une pilule rose, t’ m’en donnes une bleue ». Le tout se passait pourtant sous l’œil expert de Sœur Marie-du-Sacré-Cœur une femme entrée tardivement dans les ordres et qui connaissait le poids de la vie et son cortège de souffrances. Elle allait même jusqu’à bourrer et allumer les pipes de ses protégés, ses vieux à elle. Sans formation médicale, elle avait l’art de détecter la moindre faille. En bonne psychologue, elle savait mener ses troupes en sachant manœuvrer comme il convient avec certains caractères bien trempés.

Les repas se prenaient en commun. Les visiteurs pouvaient même à 11h00 prendre un bol de soupe « maison » ou l’après-midi, partager les tartines à la confiture du goûter. Le soir, chaque pensionnaire regagnait le grand dortoir où l’attendait son petit lit blanc. Sœur Marie veillait, son chapelet en main.

En mai ’67, Louis montra quelques troubles, « Ma Sœur » le mit au régime : trop de pain c’est mauvais pour la tension. Survint alors une autre attaque cérébrale, le début de la fin. Sur son lit, à-demi inconscient, il imitait encore le geste de tirer sur sa pipe. Le 13 mai en début d’après-midi, Louis partait rejoindre ceux qu’il aimait et peut-être sa famille qu’il n’avait pas connue laissant en héritage comme promis à l’un de ses petits fils son porte-monnaie (vide), à l’autre sa montre-gousset (en panne).

Quelques une de ses maximes préférées

« I faut s’erposer avant d’ête matt. »

En fin de repas « En v’la un qu’les B... n’auront pas. »

« Tout flatteux, tout trompeux. »

Heureux de voir un groupe d’enfants en rue : « l’monde i n’ peut core mal de périr ».

« Quand on viellit, on d’vient laid, hideux et misérable. »

4 commentaires Répondre

  • Marie-christine Répondre

    C’est une très jolie histoire à lire
    Mon grand étonnement c’est d’être née dans cette région.
    Je suis née à Herinnes et j’habite Kain.....
    Merci pour ce joli recit

  • Répondre

    Francis,

    l’histoire me rappelle le temps quand...

    Christelle et J.P.

  • jeannine.k Répondre

    un beau récit où on sent le bon sens et la volonté de bien vivre malgré les embûches

    je possède le livret de soldat de mon grand père service de 1881 à 1884
    le soldat devait payer tout son trousseau de départ ( 14 pièces ) même une cote part pour la literie

    quelle époque !

  • Répondre

    Une belle histoire qui donne à réfléchir...et à se souvenir.
    Merci

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