Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Et la lessive - Instantanés sur l’évolution de la femme au 20e siècle »
Marie est née en 1896 ; elle est l’aînée d’une famille qui comptera cinq enfants.
En août 1914, à 18 ans, elle est le témoin et la victime d’un acte de barbarie des soldats allemands. Avec ses frères, sa sœur et sa mère, qui porte son dernier-né dans les bras, elle assiste impuissante à l’exécution de son père par un officier teuton. Celui-ci, ivre, reste insensible aux pleurs et supplications de la famille qui, du seuil de la maison, suit des yeux le prisonnier jusqu’au fond du jardin où il est exécuté. L’officier tire, le père s’effondre, est laissé pour mort sur place par l’escouade qui accompagne le criminel. Fort heureusement, la blessure à la poitrine n’est pas mortelle. La victime est transportée au château d’Hermeton-sur-Biert, où la chapelle a été transformée en salle d’hôpital. On y accueille les victimes des exactions allemandes.
Malheureusement, les séquelles physiques et psychologiques de ce drame vont justifier et accroître les accès de colère du chef de famille déjà autoritaire et violent. Marie, l’aînée des enfants, en sera la principale victime.
Son père est « cercleur » ; c’est un ouvrier forestier capable de jauger le volume des troncs, de programmer et surveiller coupes et plantations et de gérer les chasses au gibier. Quand il trouve un emploi, il n’hésite pas à transférer sa famille à proximité de son lieu de travail. C’est ainsi qu’en une vingtaine d’années, ils déménagent à treize reprises.
Comme la plupart des villageois à cette époque, la famille de Marie améliore son quotidien et se prémunit contre les périodes d’inactivité en cultivant un potager, en élevant des animaux de basse-cour, des cochons et quelques vaches ; aidé des deux fils en âge de travailler, le père cultive en outre des céréales et des plantes fourragères. Chacun a son travail ; les journées sont bien remplies. Les tâches attribuées aux femmes sont classiques : la tenue du ménage, le soin du bétail, l’appui aux travaux des champs à la fenaison et à la moisson. Des travaux plus légers que ceux des hommes mais qui, par contre, s’étalent tout au long de la journée sans offrir des moments de répit.
Vendredi, c’est le jour de la lessive et de la cuisson du pain. Marie en a la charge : aller chercher des fagots à la réserve, allumer le feu, pétrir la pâte, garnir les platines, chauffer l’eau de la lessive, y laisser tremper et bouillir le linge, en sortir les pièces une à une et les frotter à la brosse en chiendent, rincer, tordre, mettre sécher,… le tout à la main ! La mère de Marie est fière de l’énergie déployée par sa fille. Un jour qu’elle en fait part à un visiteur, celui-ci se permet d’ajouter : « Pour être une bonne ménagère, il faudrait qu’elle ait aussi préparé le repas familial : tuer une poule, la plumer, la vider et la cuire ». Tel était le destin des femmes à la campagne à cette époque. Marie ne l’acceptera pas.
Plus jeune, Marie a déjà expérimenté les privations qu’engendre ce mode de vie. Les prairies louées par la famille ne lui permettent pas de nourrir toutes les vaches. Enfant, elle a la charge d’accompagner les bêtes le long des chemins communaux pour qu’elles puissent y brouter l’herbe des accotements. En période de sécheresse, cette mission a la priorité sur l’école. Un affront que les religieuses enseignantes feront payer à leur élève en la critiquant et la sanctionnant à toute occasion.

Marie et sa sœur, tout au long de leur vie, manifesteront une aversion profonde envers les religieuses. Elles avaient dû subir les injustices de nonnes partiales qui affichaient ouvertement leurs préférences, négligeaient, voire brimaient les autres élèves… « en toute charité chrétienne ». « C’étaient de véritables temples de l’hypocrisie » dira Marie.
Le père de Marie est despotique : il impose ses décisions à son épouse et à ses enfants dont la soumission lui semble naturelle, conforme au quatrième commandement de Dieu « Tes père et mère honoreras ; tes supérieurs également ». Seuls les fils, à certains moments, osent s’exprimer. La liberté qu’il concède à ceux-ci et sa tolérance à l’égard de leurs excès révoltent les filles dont les moindres écarts sont vivement condamnés et réprimés. Le pouvoir tyrannique du père provoquera et justifiera la fuite des deux filles.
Marie, puis sa sœur, s’évadent donc du milieu familial. Un acte d’indépendance qu’il allait falloir assumer. Nous sommes en 1926.
Marie se réfugie chez une sœur de sa mère, à Assenois. Elle y rencontre un homme plus âgé qu’elle qui, après avoir exercé plusieurs métiers, exploite un commerce de chaussures. Ils se marient et s’expatrient vers le sud du pays, en Gaume, où ils développent leur vente de chaussures sur base d’un principe novateur : aller à la rencontre du client. Tôt le matin, l’époux de Marie part, avec sa très caractéristique voiture-coupé Ford et la remorque-magasin, offrir sa marchandise dans les localités de la région. Il revient à la tombée de la nuit avec un lot de chaussures à réparer ; ce dernier service lui permettant de multiplier les contacts avec la clientèle potentielle. Marie, elle, gère le magasin local, reçoit les voyageurs de commerce, passe les commandes et surveille l’atelier de cordonnerie où s’activent trois ouvriers. Elle assume les fonctions d’un chef d’entreprise. C’est aussi elle qui, lorsque son mari sera transféré à l’hôpital universitaire de Louvain pour y être soigné du cancer, s’occupera de la cession du commerce, de la vente de la maison et du verger.
Le conjoint de Marie qui a judicieusement réparti les responsabilités pour l’activité commerciale va également favoriser l’autonomie de son épouse dans les loisirs. La localité où ils résident compte deux clans opposés : les catholiques et les libéraux. Chaque groupe possède sa fanfare et son cercle d’activités. Partant du principe que « dans le commerce, il faut plaire à tout le monde », ils se répartissent les tâches. Marie fréquente les catholiques et son mari le cercle libéral où il s’adonne au jeu de quilles. C’est ainsi que le dimanche, Marie assiste à la grand-messe tandis que son mari va à la première messe, plus courte, pour pouvoir rejoindre au plus tôt le cercle libéral. Il y reste une bonne partie de la journée, ce qui oblige Marie à se rendre seule, en début d’après midi, au cercle catholique pour y aller danser. Elle aura pour cavalier l’instituteur, chargé des élèves des classes supérieures, dont l’épouse est retenue au foyer par une enfant handicapée. En fin d’après-midi, le mari de Marie vient la rejoindre et, après quelques salutations, ils rejoignent ensemble leur magasin pour y préparer les livraisons des prochains jours. L’autonomie de Marie suscite, bien entendu, les commérages des mauvaises langues locales.
Des attitudes convergentes vont faciliter le rapprochement de Marie et de son père. L’affection de la fille envers ses parents peut s’épanouir dans une relation libérée de toute contrainte ; le besoin de Marie de pouvoir chérir sa mère qui a été sa complice et l’a protégée et, d’autre part, le changement d’attitude du père qui, miné par les souffrances d’une pénible maladie, est devenu plus conciliant et qui, maintenant, exprime sa fierté du parcours et de la réussite de sa fille aînée.
Durant la seconde guerre mondiale, Marie tient un commerce de chaussures à Jambes. Les restrictions imposées par l’occupant réduisent les possibilités de vente et les rentrées financières. Pour ne pas entamer le capital épargné, elle décide de se créer d’autres revenus en louant une partie de sa maison, puis une chambre meublée. La location de la chambre intéresse vivement un importateur de vins namurois qui souhaite pouvoir offrir un logement aux clients et fournisseurs qui lui rendent visite. Affaire conclue. Le négociant, ou l’un de ses collaborateurs, accompagne chaque personne qui vient loger. Des occupants très discrets, qui peuvent rester toute une journée enfermés dans la chambre en attendant de pouvoir repartir avec l’un de leurs accompagnateurs. Après quelque temps, le négociant en vins, s’étant assuré de la discrétion de Marie, lui confie qu’il s’agit en fait d’aviateurs alliés qui se cachent en attendant leur prise en charge par une filière d’évasion vers la Grande-Bretagne. C’est pour eux qu’il a acheté les paires de chaussures pour hommes qui restaient en magasin car les militaires alliés devaient se séparer de leurs boots trop caractéristiques. De nouveaux candidats à l’évasion sont attendus et il ne dispose plus de chaussures. - La commerçante peut-elle l’aider ? - Oui, elle connaît un fournisseur qui fabrique des bottines en cuir dans un atelier clandestin mais ces chaussures, trop exceptionnelles en cette période de restriction risquent d’attirer l’attention d’esprits malveillants. Pour résoudre le problème posé, Marie va innover une sorte de double troc : aux cultivateurs de sa région natale elle propose ces merveilleuses bottines en échange d’une paire de chaussures usagées et de quelques kilos de beurre ou de froment. Chaque semaine, Marie prend le train pour Ciney et de là, à vélo, sillonne la région. Certains jours, par crainte de rencontrer les contrôleurs du ravitaillement qui sévissent dans les trains, elle effectue ses déplacements à bicyclette par la vallée de la Meuse et Dinant. Durant quelques mois, les affaires sont florissantes. C’est une de ces âmes bien pensantes et bien intentionnées qui va y mettre un terme : elle rapporte à un prêtre du collège, où le fils de Marie est étudiant, qu’il est inconcevable qu’une veuve, bonne chrétienne, reçoive des hommes à loger chez elle. Marie met fin à ses activités patriotiques, non pour plaire aux bigots, mais par crainte d’une dénonciation : si les allées et venues d’hommes ont pu être repérées par ce voisin, défenseur de la vertu, elles pourraient aussi l’être par des collaborateurs de l’occupant.
Après la guerre, Marie s’est remariée. Consciente de ses qualités de bonne gestionnaire, elle prend soin d’établir par contrat de mariage qu’elle seule sera l’administratrice de ses biens. Une mesure de prudence qui n’entame nullement l’estime qu’elle manifeste à son nouvel époux pour l’affection et l’appui salutaire qu’il lui offre. Marie entame une nouvelle période de sa vie qu’elle assumera avec sérénité et confiance jusqu’à son décès à 88 ans.
Après tant d’années, je peux encore rapporter avec précision ces acquis d’une femme éprise de liberté, car ils ont profondément marqué ma vie d’homme ; en effet, Marie était ma mère.

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