Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Entre rire et pleurer »
Je vivais depuis dix jours à Redenfelden, petit village à quelques kilomètres de Rosenheim en Bavière. Etudiant universitaire, j’avais obtenu un stage dans une usine d’acide sulfurique et de pâte à papier. Une bonne immersion en Allemagne renforcerait mes connaissances encore hésitantes dans la langue de Goethe. M’exprimer ne me posait pas trop de problèmes, mais comprendre, quelle souffrance !
La guerre me semblait déjà lointaine en ce mois de juillet 1957. Mais une rencontre étrange allait me plonger quelques années en arrière .
La première semaine de « travail » me permit de me familiariser difficilement avec l’accent régional. Et ce matin de la seconde semaine, j’essayais de traduire une commande française en allemand. En vain : mes connaissances linguistiques en chimie étaient déficientes.
Vers midi, un employé donna une instruction que je ne compris pas tout de suite. Mais mes « collègues » m’intimèrent l’ordre de quitter les lieux pour une raison qui m’échappait. J’avais bien entendu quelque chose comme un f suivi de la diphtongue « eu » sans en saisir le sens.
Pour deux heures de l’après-midi au plus tard, nous devions avoir quitté l’usine, car, si je comprenais bien, quelque chose de dangereux allait se passer. En bon étudiant, je me hâtais lentement lorsque quelqu’un me donna un ordre que je compris. Son « raus » me fit frémir. Un souvenir que je garderai toute ma vie remonta à la surface.
En 1943, à Bruxelles, un officier allemand donna des ordres gutturaux à tous les voyageurs du tram où je me trouvais avec ma mère. La même intonation, le même « raus » détesté. Le tram se vida et les militaires allemands nous alignèrent le long d’une façade en pierre bleue. Je serrais la main de ma mère, effrayé à l’idée de la perdre.
Cette fois, l’usine se vidait ; un essaim de femmes et d’hommes descendaient les escaliers du block, obéissants, soumis. Seuls quelques hommes, des vigiles ou les responsables de la sécurité restèrent à leur poste.
Une des secrétaires du service export me prit par le bras.
- Retourne chez toi ! m’ordonna-t-elle.
- Warum ? Pourquoi ? Je n’obtins pas de réponse. On ne discutait pas les ordres.
Je repris ma carte de présence du tableau pour pointer à la sortie comme tout le monde.
- Schnell, vite !
Une fois dehors, je vis la longue file du personnel qui s’étirait dans la rue, à pieds, en vélo. Peu de gens venaient travailler en voiture. Ils vivaient presque tous dans le village.
Le village était l’usine et l’usine le village.
Je logeais assez loin de mon lieu de travail dans une auberge bien propre, sans luxe, de style bavarois contemporain, à l’ambiance morne, presque anglaise. En cours de route, je rencontrai le docteur Blaschka, un silésien dont la famille, à la fin de la guerre, avait été refoulée ici. Il était ingénieur chimiste dans l’usine. Il insista pour que je rentre chez moi, car le fœhn des montagnes emplirait la vallée, qui s’endormirait dans l’épuisement.
Un souffle d’air chaud me frappa le visage. Je suffoquais un peu et me sentais las, comme abattu brutalement par une force dominatrice. J’avais remarqué que les quelques magasins du village avaient fermé leur volet. J’étais seul sur la route, de plus en plus angoissé. Enfin l’auberge ! Je voulus ouvrir la porte : elle était close. Je frappais avec insistance et n’obtins pas de réponse. Sur la porte d’entrée, l’aubergiste avait punaisé, proprement, une note manuscrite que j’essayai de déchiffrer. Je compris qu’il me fallait contourner la maison et entrer par le cellier.
Je me sentais de plus en plus fatigué. Arrivé dans la chambre, je m’affalai sur mon lit.
La montagne se drapait d’un linceul noir ; le jour se muait en nuit. Une averse orageuse descendait d’en haut pour s’épuiser sur le village.
Mon sommeil fut entrecoupé de périodes d’éveil rêveur. Mes tympans vibraient à chaque coup de tonnerre. Je me croyais comme au centre d’un ouragan. La chaleur devint intolérable et puis... je m’endormis.
Le fœhn, ce vent chaud des montagnes avait frappé.
Les odeurs de cuisine me réveillèrent, senteur grasse de mets lourds bavarois. Je croyais que le village avait dormi comme moi. Mais chacun avait repris ses occupations, une fois l’orage terminé. Une mélodie l’emporta sur la cuisine. Et quelle musique ! Un rythme langoureux, puis staccato, des accents de cordes pincées avec délicatesse, des harmonies baroques, des mélodies hongroises, sans rapport avec les accents bavarois traditionnels. Soudain, je compris que plusieurs musiciens jouaient en harmonie et qu’un soliste reprenait à son actif les mélodies les plus compliquées.
Je voulais les rejoindre. J’ouvris la porte du restaurant et je vis une vingtaine d’artistes, le plus jeune devait avoir dix ans et les plus âgés peut-être soixante, soixante-dix, je ne sais plus. Ils formaient un orchestre de cithares.
Le concert prit fin, tous saluèrent un homme qui resta, seul, contemplant langoureusement sa cithare ornée de petites fleurs multicolores.
La rencontre avec un être hors du commun allait bouleverser ma vie.
L’aubergiste me donna quelques explications sur cet homme dont je distinguais à peine le visage baissé vers les cordes de sa cithare. Un nouveau, venu de nulle part. Un homme que la guerre avait meurtri et épuisé. Arrivé depuis deux ans dans le village, les habitants l’avaient adopté sans lui demander ses origines. Il était le bienvenu. C’était le professeur de cithare, leur maître de cithare.
J’aurais voulu poser d’autres questions à cette femme, mais elle se dirigea vers l’homme et lui parla en me regardant. J’étais, sans aucun doute, l’objet de leur conversation.
L’homme me fit un signe. Je lui répondis par un geste amical.
La dame revint vers moi et me demanda si j’aimais la musique. Pour moi, lui expliquai-je, la musique est mon seul soutien dans ma solitude et chaque fois que je dois résoudre un problème, éliminer un chagrin, étouffer une souffrance, j’écoute des mélodies.
Elle retourna vers l’homme qui me fit signe de me rapprocher ; il déposa son index sur ses lèvres et entama une mélodie. Je le vois encore pincer les cordes avec une émotion intense. Il interpréta des mélodies inconnues, une heure durant, sans s’arrêter. Nos regards se croisèrent.
Je compris que des souffrances obscures l’avaient poursuivi sa vie durant. Son regard bleu clair n’avait plus de brillance, sa peau fatiguée par la vie exprimait la douleur, ses doigts qui couraient sur les cordes étaient noueux, cassés, blessés, un amas de cicatrices superposées, témoin d’un passé douloureux.
D’un signe de la main, le maître m’invita à le rejoindre et me demanda si j’avais connu la guerre.
Je lui répondis dans un allemand bancal que j’étais déjà né et que mes souvenirs étaient gravés dans ma mémoire ; peur, terreur. Il hocha de la tête.
Il évoqua alors le bon et le mauvais côté dans la guerre. Pour lui, j’avais vécu comme occupé et lui comme occupant. Il appartenait aux vainqueurs. Il s’arrêta et pleura. Alors il reprit sa cithare et joua pendant une dizaine de minutes. Il se leva et me salua avec déférence. L’aubergiste me fit part de son étonnement ; jamais le maître n’adressait la parole à un étranger.
Le fœhn avait terminé sa course. La nuit de juillet sombra rapidement. Je voulus sortir de l’auberge, mais l’obscurité était totale.
Le lendemain, au bureau, quelqu’un me donna un travail. J’essayais de m’appliquer mais le souvenir du maître m’obsédait.
Cinq heures. La journée de travail achevée, je me demandais si l’homme allait jouer ce soir.
Le Dokter Blaschka m’invita à aller voir une compétition de football junior. Je lui demandai s’il connaissait le maître de Cithare. Je lui racontai ma rencontre avec Hans et le concert qu’il m’avait donné, mais Blaschka ne me crut pas tout de suite.
Son histoire est étrange. D’où vient-il ? Personne ne le sait. Il lâcha un mot qu’il ravala. Blaschka s’arrêta. Son visage avait changé de couleur. Son teint mat avait rougi comme un enfant, confondu d’avoir révélé un secret. Je lui posai une question, mais sa réponse énigmatique raviva ma curiosité. Je compris qu’une espèce de pacte du silence liait le village avec le maître ; une sorte de conspiration du non-dit. Je rejoignis mon auberge vers vingt heures.
Les clients attardés terminaient une bonne bière. Je reconnus quelques ouvriers rencontrés à l’usine et je les saluai.
Le maître m’interpella. L’homme esquissa un pâle sourire qui lui demanda un effort surhumain. Je crois que le rire l’avait abandonné.
Je lui expliquai que je respectais son silence ; alors il embrassa sa cithare et commença à jouer.
Par la musique, je découvris petit à petit son histoire, les pays qu’il avait « visités », Roumanie, Bulgarie, Pologne dans le désordre…et enfin la Russie. Il parcourait l’Europe de l’Est, avec émotion, avec des sentiments de respect, d’abandon, de soumission aux cultures qui n’étaient pas siennes. Son visage devint triste, dur, puis une musique bizarre sortit de sa cithare. Il s’arrêta.
Alors, il dévoila sa vraie histoire. D’abord son intégration de force dans les jeunesses hitlériennes en 1934. Heureux durant quelques mois ; la nourriture était bonne, la vie en plein air revigorante. Mais la musique lui manquait ainsi que ses parents. En 1939, la direction de l’armée l’intégra dans une division de blindés ; la campagne de Pologne fut horrible ; les populations affamées que l’armée dédaignait. Les ordres sont les ordres. Ils fusaient : « tirez » et chacun obéissait. Pas de choix. Varsovie et ses massacres. Enfin, la délivrance, Stalingrad. La certitude de la mort. Isolé, il s’arrêta d’épuisement dans sa retraite, préférant jeter le fusil et garder sa cithare.
Les Russes ne s’occupaient pas des prisonniers. L’équation était simple, un prisonnier, un fusillé. Un soldat voulut lui arracher sa cithare ; un officier russe parlant un peu l’allemand lui demanda s’il voulait jouer pour eux. Et c’est ainsi qu’il échappa à la mort.
Vingt années en uniforme pour un musicien qui voulait être libre comme son art.
Enfin, en 1954, un représentant de la Croix Rouge lui rendit visite dans un camp. Ainsi, il existait encore pour son pays !… Une nouvelle intégration commença. Difficile, pénible. Impossible de comprendre ce qu’était la liberté. La vue d’un policier le terrorisait. Mais son village avait disparu. Un jour de Noël, il frappa à la porte de l’auberge. Et Redenfelden l’accueillit sans lui demander des comptes.
Soudain, il me posa une question qui m’interpella :
As-tu visité le cimetière du village ?
Comme je répondis par l’affirmative, il m’expliqua que Redenfelden avait résisté et que de nombreux habitants étaient morts dans des camps de concentration et à la guerre, femmes, enfants, hommes jeunes pour la plupart.
Le lendemain, le personnel de l’usine m’accueillit avec amitié. Je faisais maintenant partie du village qui gardait jalousement son secret. Je partageais ainsi quelque chose avec eux, un espoir mélangé de tristesse, les souvenirs douloureux de la guerre que chacun essayait d’extirper de son cœur, à sa façon.
Aujourd’hui, Hans repose, en paix, quelque part dans le cimetière de ce petit village, en homme digne. J’ignore toujours son nom. Peu importe. Je lui ai promis de perpétuer son souvenir, lui pour qui la guerre n’avait pas de sens (comme pour moi d’ailleurs) ; lui qui avait souffert de la folie des hommes. J’ai rempli mon contrat. Croyez-le, 57 ans après la fin de la guerre, je vous jure qu’Hans a bien existé, que je l’ai bien rencontré en 1957 et que, depuis, Hans n’a jamais quitté mes pensées. Nous sommes restés, pour toujours, des enfants de la guerre.
Tous les hommes sont Hans et Hans est en chacun d’entre nous.

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