La Pieuvre

« Maudite soit la religion de ta mère, débauchée ! »
Djibril murmure un chapelet d’insultes en poussant la porte de service de la cuisine, laisse lourdement tomber la caisse de poissons sur la table, où il s’appuie un instant, s’épongeant le front.

Il a bien senti le regard froid du directeur du Grand Hôtel lui darder la nuque, juste après la méchante remarque de cette toute jeune touriste, une gamine blonde bien trop maquillée pour son âge. Il l’avait involontairement bousculée dans le hall de la réception. « Pour qui elles se prennent ces touristes européennes ? Des pauvresses ! A tout âge, sans mari, elle viennent chercher quoi ici ? De faux compliments, un amour de pacotille ? C’est ça leurs vacances, à ces gazelles ? Mécréantes ! Se laisser séduire par les beaux gosses du coin, qui en font leur bizness et aspirent, en retour, à un peu de flouze, quelques sorties dans les bars privés de la ville ou, quand tout roule comme ils veulent, une prise en charge pour filer là-bas par un autre moyen que les embarcations de fortune sur le détroit.
Je comprends que l’Occident attire les jeunes, comme la lumière les lucioles. Seulement, souvent, il n’éclaire pas, il brûle. »
« Bah ! Si demain, le patron de l’hôtel ne m’arrête pas quand je viens livrer le poisson, c’est que le vieux Ahmed n’aura pas perdu son meilleur client. Ce directeur a beau faire comme s’il prenait le parti de cette jeunesse insolente et étrangère, elle restera ici une semaine, deux au plus. Tandis que les filets du vieux Ahmed, ils pêcheront toujours le meilleur de ce coin de Méditerranée, comme si le saint auquel les femmes de sa famille rendent pèlerinage le protégeaient du mauvais œil, du grain ou des petites prises... »

Djibril ouvre le grand frigo et dépose un à un les poissons dans des récipients en frigolite remplis de glaçons. Il quitte ensuite, comme il y est entré, la cuisine, encore déserte à cette heure. Il est temps qu’il retourne au port. Même si le Grand Hôtel est la priorité du vieux Ahmed, il a encore toute la matinée à travailler au marché aux poissons. Cette nuit, il est de l’équipe de pêche, avec le jeune Farid, le cadet du vieux patron pêcheur, que son père envoie sur le chalutier pour qu’il se fasse la main. Ce jeune biznessman est un petit qui cache bien son jeu et ses conquêtes touristiques à sa famille. « Il a raison : à sa place, j’aurais honte de vendre mon corps pour des chimères d’ailleurs. Pauvre gosse ! Mais comment il les attire toutes ? Sans doute son beau regard clair, pas courant dans le coin. Et puis, il a toujours en poche des breloques, des mains de Fatma en pendentif surtout, qu’il offre aux filles au deuxième rendez-vous... Au moins, quand la nuit s’étire trop en mer, Farid est de bonne compagnie. Il ne raconte que le cocasse de ses exploits amoureux, sans jamais tomber dans le salace. Et il rêve tout haut, le petit. J’aime entendre les gens rêver. J’ai beau faire : je m’y revois et la mélancolie me prend, comme si j’avais raté ma chance, là où d’autres ont encore les moyens de ne pas la laisser passer. »

Djibril entre dans la petite pièce carrelée de mosaïques bleues qui fait office de marché aux poissons. Le vieux Ahmed n’est pas encore parti se reposer. Ce matin, un groupe de touristes, envoyé par le Grand Hôtel, cherche du pittoresque : alors, on leur fait faire un tour dans la baie en chalutier, puis ils débarquent au marché et on leur montre les prises. Ahmed a déjà réservé une caisse des meilleurs poissons à Djibril : c’est lui qui, d’habitude, est chargé de les écailler, de les vider et de les installer sur l’étal pour les touristes. De tous les pêcheurs de l’équipe, il parle le mieux français, et anglais aussi. Avec un peu de chance, il arrivera, après sa démonstration, à pousser ces étrangers à prendre le repas de midi chez le frère d’Ahmed, qui tient le restaurant juste à côté. Sa spécialité : la rascasse et les crustacés ; et pour Djibril, un petit billet par tablée occupée.

Le soleil est haut dans le ciel lorsqu’un groupe bruyant débarque dans la pièce. Ils ont déjà fait leur tour en bateau et parlent fort, sans épargner aucune des réflexions vexantes tellement coutumières aux touristes français, à propos du bruit et de l’odeur, et de la belle époque du protectorat.

Djibril entame le nettoyage d’une première caisse. En y plongeant la main, il en ressort une pieuvre. Depuis l’enfance et Vingt mille lieues sous les mers, ce mollusque, mort ou vif, et quelle que soit sa taille, le fascine...
Joignant le geste à la parole, Djibril étire le corps flasque, expliquant comment, vivant, il se sert de ses bras et de ses ventouses pour attirer les proies vers sa bouche. Une jeune fille s’approche pour toucher, du bout d’un doigt précieux, l’un des tentacules. Ca l’amuse, elle le malaxe et en écartèle les ventouses. Soudain, l’encre jaillit de l’animal et s’étale, avec un bruit mat, sur le décolleté de la gamine, qui hurle. Djibril se précipite et propose, pour éponger le liquide noirâtre, le vieux mouchoir qu’il garde en poche. Il n’oserait pas nettoyer cette gorge lui-même : c’est impur !
Levant furtivement les yeux, il reconnaît la fille du matin, celle de l’hôtel, si malpolie. A son cou sali, pend une main de Fatma. En son for intérieur, Djibril vibre d’une joie moqueuse et qu’il sait mesquine...

Françoise