Zoé de l’Escarbote

Mmm ! Quel confort ! Ce canapé bien rembourré, de laine blanche a dû coûter un os ! Je pose la tête sur l’accoudoir et je m’étale de tout mon long, membres relâchés. Les journées sont longues, mais je sommeille la plupart du temps. Quelle heure peut-il être ? L’horloge posée sur la commode est dans mon angle de vue. Mais voilà, malgré mes huit ans, je ne sais pas lire l’heure, je suis complètement illettrée mais pas si bête qu’on ne pourrait le croire. Je peux interpréter pas mal de choses : par exemple, à travers les voiles blancs des fenêtres, j’apprends beaucoup de l’évolution de la course du soleil ; les bruits de la rue, celui des moteurs me fournissent aussi des renseignements précieux.
Outre les deux divans jumeaux, la pièce est agréable : moquette au sol, papier peint marbré de nuages pastel, mobilier classique, acajou ai-je entendu dire. Malheureusement depuis que nous vivons dans cet appartement au deuxième étage, impossible d’observer le jardin comme je le faisais dans notre grande maison. La porte-fenêtre s’ouvrait sur la pelouse et je pouvais regarder les oiseaux et épier les chats sournois qui rôdaient sur le faîte des murs. Mais je m’adapte ! Du deuxième canapé qui longe la baie vitrée de la façade, je peux aisément sauter sur l’appui de fenêtre et me glisser sous les voiles pour examiner la rue.
Ah ! Je sens l’heure de son retour arriver, je vais prendre place sur mon perchoir.
La voilà ! C’est Elsa ! Déjà j’ai flairé son odeur J’agite ma queue réduite à un moignon, Tout mon corps ondule. Elle regarde vers la fenêtre. Elle m’a vue et elle rit. Je crains toujours qu’elle ne se fâche mais elle m’aime tant et est tout attendrie de voir que quelqu’un l’attend fidèlement. Je quitte le rebord de la fenêtre. La clé tourne dans la serrure du rez-de-chaussée, elle monte quatre à quatre les escaliers et ouvre la porte de l’appartement. Je bondis. Me lançant sur elle, je la déséquilibre un peu. Mes pattes avant posées sur sa poitrine, je la lèche tant et plus. Elle criaille :

 Zoé, Zoé, cesse, calme-toi. Oui, oui, je sais que tu es un bon chien.
Elle me caresse, m’enserre la tête dans ses bras. Quel bonheur ! Je sais ce qu’elle va faire maintenant : elle prend ma laisse et l’attache à mon collier. C’est l’heure du « petit tour de pattes ».
J’ai huit ans, ma robe est bringée garnie d’un plastron blanc. Blanc aussi le bout de mes pattes. Certains rient de moi car j’ai le museau écrasé, mais ce sont des imbéciles. J’ai un pedigree, moi ! Ont-ils des titres de noblesse ? Je m’appelle Zoé de l’Escarbote. Mes crocs sont recourbés, redoutables. J’ai un métier aussi : je suis la gardienne des lieux. Malheur au malintentionné qui approche !

A propos de malintentionné, j’en flaire un qui vient de sonner à la porte. Bien que nous vivions au deuxième étage, mon flair me renseigne immédiatement s’il s’agit d’un intrus. Et c’en est un ! J’aboie, mes poils se hérissent sur mon échine. Elsa actionne l’ouvre-porte et l’homme monte prudemment les escaliers. Je l’accueille en grognant et en retroussant les babines.
 Assez, Zoé, dit Elsa.
Ils se regardent en chiens de faïence. Il porte une petite mallette qui me paraît suspecte. Bien vu ! Il en tire un papier et ajuste ses « loupes ». Il approche la feuille à quelques centimètres de ses yeux et il lit. Bien que je pense parfaitement en français (ma maîtresse a fait philo-lettres !), je ne comprends pas un mot de ce qu’il dit. A l’attitude d’Elsa, je pressens qu’il ne s’agit de rien d’agréable. Mais il est tombé sur un os ! Elsa pâlit puis se précipite vers la commode, ouvre un tiroir, en sort un papier qu’elle colle pratiquement à la bobine de ce bigleux.

 Monsieur l’Huissier, voici mon contrat de mariage. Veuillez noter que cette saisie ne me concerne pas !
Bien joué ! Couchée sur la moquette, la tête entre les pattes, je garde ce suspect à l’œil. Mais il semble calmé. Il ferme sa mallette et bat en retraite. Sûrement encore une dette de Paul, son futur ex-mari. Ouf ! Nous voilà sauvées ! Nom d’un chien ! je ne sais pas parler sinon je lui aurais dit à ce mal embouché que ce Paul n’a su que lui faire du tort, lui poser des lapins et la saigner aux quatre veines. Elsa, il est temps de divorcer !

Débarrassée du teigneux, Elsa se laisse tomber dans le canapé. Je la regarde en roulant des yeux langoureux, en plissant mon front et j’avance vers elle. Je pose une patte sur l’assise du fauteuil. Pas de réaction. Je risque la deuxième. Apathie totale ! C’est le bon moment : je saute sur ses genoux en quête de câlins.

 Zoé, tu te prends pour un caniche nain ! Oublies-tu que tu pèses 30 kilos ?
Quoi ! Je ne suis pas un chien de manchon ! Si je pèse 30 kilos, c’est 30 kilos d’amour.
Elle fond, j’ai toujours le dernier mot, si l’on peut dire.

Le jour décline. Il fait maintenant entre chien et loup et ma maîtresse se dirige, décidée, vers la cuisine. Elle a ramené un sac plein de senteurs : fumets de poisson, de pâtés et d’autres fragrances que je ne connais pas. Les poêlons s’entrechoquent, les couteaux fractionnent les légumes, les cuillères en bois touillent le contenu des casseroles. C’est parti pour un régal ! J’enrage de faim mais ces délices ne sont pas préparées pour mon pauvre museau. A voir et à sentir ce déballage de victuailles, je sais qu’elle attend quelqu’un, et pas quelqu’une.
Je le connais ce bougre. C’est Constant, un avocat. Mon instinct me dit que ce beau parleur porte mal son prénom. Mais Elsa est restée naïve, malgré ses quarante ans, et elle entre en transes quand elle le voit. Ah ! ces femelles !

Je m’attache à ses pas. Direction : la salle de bain. Place à la grande cure de beauté : douche, shampooing, masque, crèmes et parfums de Lanvior et Divin. Et on sort la lingerie : porte-jarretelles, bas de soie, bustier en dentelle. Mazette ! Quel attirail ! Je n’en supporterais pas le quart. Rien que mon collier m’engonce.
Retour au hall d’entrée. C’est parti pour la séance de poses devant la monumentale armoire à glace. De face, de profil, tête et cheveux rejetés en arrière, mains sur les hanches, un genou vers l’avant, puis l’autre. Et on recommence trente-six fois. J’admire, éberluée. Les humains sont compliqués ! Pour moi la vie est simple : je n’ai qu’une robe que je ne range jamais dans une armoire et je ne connais pas les fredaines amoureuses.
Elle s’est éclipsée et revient vêtue d’une minijupe noire et d’un chemisier rose à froufrous, pendentif, boucles d’oreilles et tutti quanti. Foi d’animal, elle a du chien !
Un peu de musique maintenant. Pas trop fort, Elsa, pitié pour mes oreilles ! Je connais cette chanson par cœur, c’est son tube préféré. La voix répète jusqu’à plus soif : « Au bout de mes rêves ». Au bout de ses rêves, c’est là quelle veut aller ce soir. Face au miroir, elle se dandine, chante, danse.
Pour moi, ce soir, ce sera : « Au panier, Zoé ! ».Mais je m’en fiche, j’aime la voir épanouie. Son Homme va bientôt arriver. Elle se trémousse. Bientôt, il va sonner. Et elle, elle danse, elle danse, elle danse !

Martine