Les pralines de Céleste

Au moment où nous rencontrons la petite Céleste dans son milieu familial, elle en est à sa troisième tentative pour attirer l’attention de sa mère sur ce qui nous semble être un assortiment de pralines. Par souci de planter le décor de manière à susciter la curiosité d’un lecteur averti et cultivé, nous nous concentrons sur l’élégante disposition de ces bonbons enrobés de chocolat sur un napperon en lin écru et fine dentelle de Bruges dont le rôle est de protéger l’argent finement ciselé d’un plateau ovale, seul ornement de la desserte en style rococo. Nous reculons de quelques pas et à notre champ de vision s’offre l’image quelque peu vétuste du salon d’hiver de la demeure de Monsieur Goutavein et de Madame la Baronne Cunégonde, parents de la petite Céleste.

De la façon dont la petite Céleste frétille, tel un poisson myope prisonnier d’un bocal aux parois sales, nous pouvons facilement imaginer que le chocolat occupe la première place la liste des aliments préférés par la fillette à laquelle le Conseil des Professeurs de l’école primaire « Les petits oiseaux de Saint François d’Assise » vient de décerner, en cette journée de fin d’année scolaire, le prix de l’allégresse. La remise de ce prix, consistant en une couronne de feuilles de laurier est, depuis la création de l’école en 1950, confiée à Son Excellence le Nonce Apostolique auprès du Royaume de Belgique.

La marche vers l’estrade et la gloire a certainement représenté un moment de joie intense pour la petite Céleste, qui, grâce à sa fierté naissante et à son culte du sacre de Napoléon reproduit à la page 36 de son livre d’histoire, n’a pas perçu l’hilarité de l’assemblée lorsque la couronne de feuilles de laurier a lentement glissé sur son front pour s’arrêter sur la courbe de son nez. Par un réflexe d’une étonnante rapidité, la petite tête couronnée a imprimé un frémissement de plus en plus accéléré à ses narines, mettant ainsi fin au malencontreux glissement du cercle de feuillages.

Aucun obstacle n’aurait pu empêcher la petite Céleste de rendre hommage à l’illustre figure ecclésiastique : en inclinant son buste enfantin, elle a exécuté l’élégante révérence que depuis deux mois la Baronne Cunégonde lui a fait répéter jusqu’à sa pleine satisfaction, exprimée par un imperceptible hochement de la tête, ce matin, quelques minutes avant de quitter la demeure familiale pour conduire, d’une main ferme et gantée, la petite Céleste vers le premier succès de sa carrière scolaire.

De la façon dont la mère ne semble être nullement sollicitée par les pirouettes verbales et physiques, fruits d’une compréhensible excitation dans la tête et dans le corps de la petite Céleste, nous pouvons tout aussi facilement imaginer que la Baronne Cunégonde, dont le pincement des lèvres nous inspire un sentiment de malaise, classe le chocolat à la première place des aliments à bannir de la diète soigneusement élaborée afin qu’un jour la petite Céleste puisse être fière de son corps harmonieux, aux rondeurs équilibrées, enveloppées dans une peau à la texture fine et lisse. Dotée de tels attributs physiques, rendus encore plus séduisants par une paire de prunelles libérées de tout défaut de vision, grâce aux brillants progrès de la microchirurgie, Céleste, une fois atteint l’âge où les petites filles cessent de jouer aux poupées, pourra prétendre à devenir l’heureuse épouse d’un aristocrate intelligent et raffiné. Tel est le rêve de la Baronne Cunégonde qui, comme tout bon parent, pense à dessiner, dans les moindres détails, l’avenir de sa progéniture.

Quel est le rêve de la petite Céleste ? Il ne nous faut certainement pas être dotés d’une intelligence et d’une éducation patiemment cultivées au fil des années pour deviner qu’en cet instant précis la fillette n’a qu’une chose en tête : prendre entre le pouce et l’index de sa main droite une première praline, la mordre délicatement de ses jeunes dents blanches, effleurer de la pointe de la langue la délicieuse paroi chocolatée, fermer la bouche et les yeux et langoureusement savourer la lente fusion de la pâte brune dans l’antre voluptueux et obscur de sa bouche. Céleste sait que cette divine ivresse gustative ne pourra qu’augmenter lorsque elle laissera fondre la deuxième praline, puis la troisième...

Un bruit sec interrompt les pirouettes de la petite Céleste.

La fillette ne frétille plus. Le petit poisson cogne contre la convexité du bocal. De sa main gauche, Céleste masse sa main droite aux doigts grassouillets. Derrière les épaisses lunettes aux verres légèrement griffés, ses yeux emprisonnent les larmes.

C’est à ce moment que nous apercevons la présence, dans ce même salon d’hiver, de Monsieur Goutavein qui, à l’instant même où nous posons notre regard sur sa personne quelque peu avachie dans un fauteuil à larges oreilles, cesse de ronfler, ferme la bouche, ouvre les yeux, enfile ses pantoufles, jette un regard méprisant sur la Baronne Cunégonde, soulève la petite Céleste, la serre dans ses bras, traverse le salon et sort en claquant violemment la porte. Malgré notre ébahissement, nous gardons la lucidité nécessaire pour témoigner de l’extrême rapidité de ces actes. La Baronne Cunégonde ne cille point. Seul son estomac émet des gémissements, signes extérieurs du mépris que tout acte de son conjoint éveille en elle.

Nous quittons le salon d’hiver de la demeure de Monsieur Goutavein, de la Baronne Cunégonde et de la petite Céleste.

(Nos feus parents auraient été fiers de nos bonnes manières : nous n’avons pas touché aux pralines. Pourtant, l’envie était forte...N.d.R.)

Nicoletta