Le Bonheur par Marie-Adèle
Rien que le titre du questionnaire me rend méfiante et me rappelle immédiatement un livre de Pascal Bruckner - essayiste que j’aime beaucoup - intitulé «L’Euphorie perpétuelle ». [ Grasset, 2000]
Voilà ce qui dit Bruckner de son ouvrage en quatrième de couverture :
« Un nouveau stupéfiant collectif envahit les sociétés occidentales : le culte du bonheur. Soyez heureux ! Terrible commandement auquel il est d’autant plus nécessaire de se soustraire qu’il prétend faire notre bien. Comment savoir si on est heureux ? Et que répondre à ceux qui avouent piteusement : je n’y arrive pas ? [ …]
J’appelle devoir de bonheur cette idéologie qui pousse à tout évaluer sous l’angle du plaisir et du désagrément, cette assignation à l’euphorie qui rejette dans l’opprobre ou le malaise ceux qui n’y souscrivent pas ».
Mon esprit critique, hémisphère gauche du cerveau, rationnel et un peu cynique est bien au travail. Il examine les différentes questions et je me méfie de plus en plus.
Quelle définition donner au terme bonheur ? Il faut que je dise tout de suite que le mot bonheur en français, bizarrement, m’apparaît désigner une chose plus accessible que le mot italien «felicità ». Felicità me parait trop grand, trop péremptoire, avec cet accent sur l’a final, comme un point d’exclamation, alors qu’il faudrait plutôt le prononcer comme un point d’interrogation.
Pour moi la définition du bonheur est une opération mentale, une construction intérieure, mieux une reconstruction à posteriori, parce que lorsqu’on vit un instant de bonheur on ne le définit pas ainsi, on le vit tout court, on se sent rempli, nourri et capable d’embrasser la terre entière.
Ce n’est que par après, passé l’instant de cette sensation subtile et immense, qu’on se dit : oui, cet instant de grâce c’était un moment heureux de ma vie.
Qu’est-ce qu’on ferait sans la mémoire, ce réservoir des instants heureux, qui nous permet de repêcher des ressentis précieux : un rayon de soleil un jour précis dans un lieu précis, un regard complice avec quelqu’un qu’on aime, un paysage saisissant lors d’un voyage, le rire d’un enfant, un tableau qui ouvre des nouveaux horizons, le jouet qu’on avait tant désiré reçu en cadeau, la fraîcheur des draps en lin dans les nuits chaudes estivales.
La langue française a également une expression étonnante : nager dans le bonheur.
Je ne suis pas très à l’aise avec la natation. Est-ce à cause de cela que je ne suis pas très à l’aise avec le bonheur ? Que j’ai l’impression d’avoir passé ma vie à essayer de rester à flot, si ce n’était pas nager à contre courant ?
Cela implique aussi que le bonheur ne peut être que volatile, vous vous imaginez de nager vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent et soixante cinq jours par an ? Cela serait très fatigant et on serait vite épuisé.
Le bonheur, il vaut mieux ne pas le chercher, lui courir après, il faut tout simplement être ouvert à le reconnaître lorsqu’il est là ; il ne faut pas non plus poursuivre à tout prix tout ce qui va à son encontre, c’est un effort voué à l’échec, donc, source d’angoisse. Si on le poursuit, le bonheur va se dérober comme un lutin malicieux et surgir derrière un coin totalement inattendu.
Inutile de donner des recettes, chacun trouve un jour ou l’autre la sienne : ce qui me rend heureuse peut apparaître futile ou mièvre à quelqu’un d’autre.
Il serait beaucoup plus facile de donner des recettes pour se rendre malheureux et l’on pourrait écrire des pages et des pages sur le malheur, la tristesse, le chagrin, la mélancolie, le vide, le désespoir, l’intolérable.
Est-ce que j’ai eu des instants de bonheur dans ma vie ? Finalement, oui -et moi qui disais que je m’efforçais de rester à flot.
Voici, en vrac, quelques instants récents, par exemple un après-midi il y a quelques jours : toute la maison était bien rangée, aucune corvée ne m’attendait et j’étais assise dans le canapé du living à lire un livre magnifique de Philippe Besson [L’arrière-saison ], une symphonie de Mahler comme panorama sonore. Ou bien chaque fois que mon chat se love contre moi et nous nous faisons des câlins ; ou lorsque le soleil couchant envoie des reflets orangés sur les fenêtres d’un immeuble très moche que je vois de ma fenêtre ; ou si en appelant un des mes neveux, celui qui répond est un de mes petits-neveux qui reconnaît tout de suite ma voix ; ou encore lorsque j’assiste à un spectacle théâtral qui m’émeut pour sa beauté et m’émerveille pour sa génialité ; ou lorsque la pleine lune illumine la terrasse qui donne sur la cour envahie par le silence de la nuit, et lorsque, et lorsque…
L’important dans le bonheur, pour moi, est l’instant, sa fragilité et son intensité, sans se poser de questions.
Comme le dit Bruckner «nul n’est jamais sur d’être vraiment heureux et se poser la question, c’est déjà se gâter la réponse ».