Ce texte fait partie du feuilleton de Suzanne Lire l’ensemble

La première régionalisation intervint en 1980. On enleva au Ministère de l’Agriculture ses compétences pour ce qui était de la Direction des Eaux et Forêts et pour ce qui était des Structures agricoles (remembrement des terres, etc). Il fut décidé de rassembler en un seul lieu tous les bureaux restants, éparpillés dans Bruxelles. Le lieu fut choisi pour faire plaisir aux navetteurs et se trouva donc au Manhattan, à la place Rogier, juste en face du bâtiment où j’avais logé pendant quinze ans ! En 1984, le déménagement était terminé et je prenais tous les jours le 47 depuis Neder-over-Heembeek. Les bureaux avaient l’air conditionné (qui ne fonctionnait jamais comme il fallait), il était interdit de faire fonctionner des appareils électriques tels que percolateurs, etc et des “dames-cafés” faisaient une tournée le matin et l’après-midi, pour nous fournir un café qui coûtait 5 frs. Bien sûr, il ne fallait pas oublier d’aller chercher ses tickets d’avance auprès du préposé à l’Economat. Pas de ticket, pas de café ! Au bout d’un certain temps, nous eûmes accès à une cafétaria dans les sous-sols mais beaucoup d’entre nous (surtout les femmes, évidemment) mangeaient vite leurs tartines au bureau et filaient faire des courses à la rue Neuve. Heureusement, avec tout ça, le whist et les fiestas étaient enterrés et j’étais enchantée !

J’aimais beaucoup mon travail mais comme je l’ai déjà dit, lorsque je réussi la première partie de l’examen de niveau 1, l’ambiance dans le service devint infecte. On se moqua de mes grands airs (étant la seule bruxelloise j’avais forcément des grands airs, on ne s’imagine pas à quel point les provinciaux nous détestent), on me reprocha ouvertement ce qu’on me reprochait tout bas depuis longtemps, c’est-à-dire de me trouver parfaitement à l’aise avec n’importe quel ingénieur ou directeur ou directeur général. Pour moi ils étaient tous, autant que ceux des grades inférieurs, des gens qui avaient besoin de mon aide pour être en règle vis-à-vis des “Dépenses Fixes” (le service des Finances qui payait les traitements) ou en matière d’allocations familiales.
Encore plus grave : je m’entendais très bien depuis toujours avec les ennemis, ceux du “Statut administratif”. Il y avait en effet deux parties à la Direction du Personnel : le “Statut administratif “ (recrutements, promotions, congés, maladie, mises à la retraite) et le “Statut pécuniaire”, c’est à dire nous (calcul des traitements et relations avec les Finances).

J’avais des amis au “Statut administratif”. C’était très mal vu. En plus je ne tutoyais personne et personne ne se hasardait à me tutoyer. Je comprenais parfaitement le flamand et en saisissais toutes les nuances mais refusais de le parler. Pour moi il s’agissait de maintenir les derniers remparts du français dans l’Administration, mais pour eux c’était du snobisme.

Bref, le jour de 1985 où le Directeur de la Comptabilité vint me demander si je ne voulais pas remplacer le seul agent de son service qui s’occupait du Budget du Département et qui partait à la retraite, j’ai dit oui tout de suite en me disant que j’apprendrais sur le tas. Le 1er janvier 1986, je changeai donc de service, pour la première fois depuis mon entrée au Ministère.

J’étais dans une bienheureuse ignorance du fait que les grands pontes du Ministère du Budget et du Contrôle des Finances, étaient en train d’élaborer un tout nouveau système pour tenter de moderniser un peu ce fameux budget de l’Etat. Le collègue en route pour la retraite que je devais remplacer ne connaissait que l’ancien système. Il a passé sa dernière année à me voir me dépatouiller avec des circulaires incompréhensibles puisque je ne connaissais qu’une partie de l’ancien système (les prévisions de coût de paiement du personnel) et rien du nouveau. Il s’est tellement amusé qu’il a laissé tomber ses derniers jours de congé en janvier 1987, prenant sa pension le 1er février, pour me voir suer à grosses gouttes pour essayer de sauver les meubles lors de la clôture de l’année budgétaire 1986. J’étais tombée sur un Inspecteur des Finances particulièrement coriace qui voulait avoir la preuve de tout ce que les services du Ministère avançaient comme demandes de crédits afférents à 1986 (par exemple les factures de téléphone du mois de décembre) qui devaient être payés en 1987 et pour lesquels il fallait son aval.

A partir de là ma vie au bureau est devenue extrêmement chaotique. Entre le nouveau “Budget par programmes”, l’épouvantable déficit budgétaire dont De Haene voulait absolument sortir, les problèmes de peste porcine, de bruxellose, de dioxine, etc, il n’y avait pas de quoi s’ennuyer. La régionalisation continuait, on avait constitué un nouveau ministère (maintenant on dit un SPF, je vous laisse deviner), en englobant les différents parastataux sur lesquels nous avions une tutelle, comme l’ONDAH (l’Office National des Débouchés agricoles et horticoles, qui fournissait volontiers des fromages pour les fêtes dans les écoles !), l’ONL (Office National du Lait), etc, et en annexant le Ministère des Classes Moyennes. Leur comptabilité n’était pas la même que la nôtre, il fallait tout analyser pour pouvoir intégrer le tout en un seul budget, en butant toujours sur la mauvaise volonté de chacun. En effet, le Ministère de l’Agriculture était, du point de vue social, le plus mauvais. La plupart des autres avaient un service social constitué en ASBL, qui prévoyait des centres sportifs (comme les Finances ou les Travaux Publics), qui pourvoyait un mess (splendide à la Cité Administrative) qui distribuait des cadeaux de Saint-Nicolas, qui s’occupait des pensionnés, etc.

Chez nous, rien. La grande majorité des agents était disséminée en province, contrôlait les cultures en vue des primes CEE, et n’avait même pas de voiture de service, ils devaient employer la leur. Difficile de s’embourber dans le chemin de la ferme, de sortir de là avec l’aide du fermier et de son tracteur, et puis de lui infliger une amende “quotas laitiers” ou “terres en jachères” !

Bref, c’était la merde sur toute la ligne et j’ai passé des années très dures et très éprouvantes. Au début, j’ai découpé des pages photocopiées des budgets des années précédentes, pour en faire des nouvelles où je tapais les chiffres sans devoir recopier tout le texte (en français et en flamand) et puis finalement nous avons été informatisés. Les débuts ont été épiques, nous avions dû choisir le système le plus élaboré, c’est-à-dire Wordperfect, parce qu’il permettait de faire des arrêtés royaux en deux colonnes, face-à-face, français et flamand. Mais pour faire des tableaux, ce n’était pas une sinécure. J’avais un gros bouquin, je l’ai toujours d’ailleurs, qui expliquait toutes les procédures de calcul, mais qui aurait tout aussi bien pu être en chinois.

Par-dessus le marché, je ne sais plus quel imbécile avait lancé l’idée d’informatiser toutes les procédures de budget et de comptabilité, mais de la plus mauvaise façon qui soie. Chaque département devait présenter son projet et grâce à quelqu’un, qui ne connaissait rien à ces choses-là mais avait été un des premiers à s’intéresser à l’informatique, nous étions promus “projet pilote”. Si nous réussissions, le projet serait étendu aux autres départements. Il aurait bien mieux valu faire partir le projet du Ministère des Finances et, une fois testé, l’étendre aux autres départements en relation avec lui. Il y eu donc un marché public et une offre acceptée, la “mieux-disante” comme on dit dans l’administration, c’est-à-dire celle qui fait le travail pour le meilleur prix. Bien entendu nous avons eu droit à des gens qui auraient dû d’abord faire le travail d’analyse, mettre à plat tout le système et élaborer des procédures informatisées. Dans leur offre, ils avaient dit avoir informatisé la Région Wallonne et connaître le processus. En fait, la seule personne qu’ils avaient qui y comprenne quelque chose était enceinte et on ne l’a vue qu’une fois. Elle a passé le reste de sa grossesse au lit et ce sont deux jeunes donzelles, armées de sourires en coin devant la débilité de notre travail, qui sont venues interroger le personnel avec un résultat zéro. Elles ont fini par venir tout le temps chez moi, parce que j’étais la seule qui avait une vue d’ensemble de la comptabilité de l’Etat. Elles n’avaient aucune idée de ce qu’était l’Etat et j’en ai eu la preuve flagrante le jour où je leur ai dit au téléphone qu’une loi venait de paraître au Moniteur, modifiant je ne sais plus quelle procédure, elles m’ont dit “On n’a pas cette revue dont vous parlez !”

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