Ce texte fait partie du feuilleton de Suzanne Lire l’ensemble

Il fallait aller dans la salle à manger pour pouvoir écouter du jazz et la chanson française de l’époque, mais surtout le jazz, absolument banni de la cuisine. Je ne sais plus quand il y a eu une radio dans la salle à manger, plus moderne que celle de la cuisine. En tout cas je me souviens très bien de l’avoir écoutée, fascinée , installée dans le noir, avec comme seule lumière le petit écran témoin de la radio qui battait au même rythme que la musique. Je n’ai eu un tourne -disque et des disques que lorsque j’ai travaillé, et encore pas des masses de disques parce que ça coûtait cher !

Ma soeur et moi avions des vies assez séparées. J’étais souvent en route avec Liliane et parfois j’allais chez une autre amie qui s’appelait Jeanine Lambin. Je ne me souviens pas du tout que ma soeur ait eu des amies. De temps en temps nous allions au cinéma ensemble mais il m’arrivait très souvent d’y aller toute seule. J’y passais toute une après-midi. A l’époque on payait son billet d’entrée et puis c’est tout. Pas question d’évacuer la salle après la fin du film. Pour nous il était tout à fait évident de profiter de la sortie à fond. Il y avait des “actualités” “Belgavox” où l’on voyait les visites princières et présidentielles et les principaux événements de la semaine dans le monde, le tout précédé d’une musique triomphante et commenté sur un ton absolument inimitable qui me résonne encore dans l’oreille. Ces commentaires étaient envoyés avec une fierté, une certitude, une confiance absolue dans la supériorité de notre petit monde qui me semblent stupéfiants maintenant. La Sabena était reine et les Tutsis dansaient , tout emplumés et armés de lances, à la gloire de la mère-patrie (la nôtre, pas la leur). Il y avait ensuite un court-métrage et puis le film. Il n’y avait quasiment pas de publicité, sauf pour les chocolats glacés. Il n’y avait pas non plus de bande de lancement pour le film suivant. Donc nous regardions le film, généralement dans un état second, parce que nous étions emmenées dans un autre univers. Après la fin, les lumières revenaient, on pouvait éventuellement changer de place si on n’en avait pas une bonne (ou alors on changeait de place avec ostentation pendant le film, si on était assise à côté d’un monsieur entreprenant). On reprenait tout à zéro, les actualités, le court-métrage et le film. C’était bien, parce que la deuxième fois on connaissait l’histoire et on pouvait savourer tous les petits détails. Hommage soit ici rendu aux héros de ma jeunesse : John Wayne (ah ! L’Homme tranquille), Gregory Peck, Burt Lancaster, Deborah Kerr, Audrey Hepburn, Elizabeth Taylor, Montgommery Clift, Marlon Brando et bien sûr le héros de toutes les adolescentes : James Dean).

Il ne faut cependant pas que j’oublie un autre héros, celui de mes douze-treize ans. Il était basque et s’appelait Luis Mariano. Il avait des cheveux gominés, un éternel sourire et chantait d’une voix de fausset des chansons à la guimauve. Il avait un succès fou tant au théâtre qu’au cinéma et puis il est mort, je ne sais plus de quoi, causant le désespoir d’un nombre incalculable d’admiratrices. Liliane et moi avons eu un souvenir ému pour lui en pensant à son film “Violettes impériales” alors que nous étions à Biarritz, toute pleine du souvenir de l’Impératrice Eugénie qui adorait les violettes bien sûr et qui était l’objet de l’adoration de Luis Mariano dans le film. Que l’amitié d’une amie d’enfance est précieuse !

Il est assez incroyable maintenant de penser que nous allions au cinéma, soit ma soeur et moi, soit Liliane et moi, soit moi toute seule, certainement à partir de seize ans, en ville parce que là les films étaient en langue originale, et que nous revenions ou que je revenais toute seule, sans que nos parents ni nous n’ayons jamais eu peur de mauvaises rencontres. Le trajet pour revenir du tram depuis la rue Théodore Verhaegen jusqu’à la rue du Croissant n’était pourtant pas ce que j’appellerais rassurant maintenant ! Je n’ai jamais eu qu’un problème. Un soir un type qui avait sans doute trop bu et qui était assis en face de moi dans le tram, voulait absolument que je me serve dans le carton de moules froides qu’il avait à la main. J’étais malade rien qu’à les voir et en même temps horriblement gênée de refuser une offre aussi gentille que spontanée. Il s’énervait devant mon refus et je ne savais plus quel argument avancer. Enfin il était temps que je descende !
Grâce à mes lectures, à mon amour du cinéma et à une imagination féconde, je vivais donc dans un monde à part, sans grand rapport avec la réalité. Nous savions que nous étions en pleine guerre froide, que la menace atomique pesait sur nous, nous vivions d’assez près des événements comme les terribles inondations aux Pays-Bas en 1953 et le drame du charbonnage du Bois du Cazier en 1956 et cela grâce à la radio et aux journaux. Mais cela avait plus d’ impact sur les gens que maintenant où les drames ne sont plus seulement locaux mais où nous vivons littéralement un drame à l’autre bout du monde à l’instant même où il se passe, où la télévision et les photos dans les journaux et les magazines nous montrent toute l’horreur en long et en large.

A l’époque les livres commençaient à devenir abordables pour tout le monde. Il y avait eu pendant longtemps le règne du livre dont il fallait couper les pages au fur et à mesure de la lecture, bien imprimés sur du beau papier mais d’un prix hors de portée. Et puis vint l’ère du “Livre de poche” et des collections “Marabout”. Ils étaient imprimés en grande série, il ne fallait plus couper les pages, le papier était bon marché et parfois c’était imprimé tout petit, pour tout contenir en un seul volume. Nous avions malgré tout un grand respect pour eux et ils étaient toujours recouverts d’un papier bien plié et étiqueté, tout comme nos livres de classe. Les gens bien, qui avaient les moyens, lisaient leurs beaux livres, bien enveloppés dans une “liseuse” qui pouvait être en cuir repoussé, en velours, brodée, etc et qui constituait un cadeau courant.

Je n’étais pas la seule passionnée par la lecture. Les autres filles l’étaient aussi. Je me souviens d’une fin d’année scolaire où, une fois les examens achevés, il ne restait plus grand chose à faire (pourtant à l’époque, nous pouvions voir nos copies d’examen corrigées et pouvions tout à loisir nous rendre compte de nos bêtises), et où nous étions installées, Liliane et moi, dans le préau, lisant dans le même livre “Chéri” de Colette et tournant les pages en même temps. Vues de dos, tête contre tête, nous devions former un curieux tableau et Mme Clain était venue voir ce que nous faisions. Ca l’a fait rire.

C’est grâce à elle d’ailleurs que je me suis mise à lire en anglais, ce qui au début n’était pas évident. Elle nous avait expliqué qu’il ne fallait pas se plonger dans le dictionnaire à chaque mot, que souvent ils s’expliquaient par le contexte et qu’à la fin on les connaissait. Elle avait raison et la lecture des livres anglais et américains en langue originale a été une des grandes joies de ma vie. Malheureusement pour moi, après le lycée, je me suis mise à acheter des magazines féminins américains qui ont encore contribué à me faire mesurer combien ma vie était étriquée. Pour moi le rêve américain était unique. Là-bas il y avait de belles maisons, bien décorées, pleines de gadgets, avec de belles pelouses et des grosses voitures. J’aurais tant voulu aller aux Etats-Unis ! Quand j’en ai enfin eu les moyens, après mon divorce, le rêve s’était écroulé. Martin Luther King et les frères Kennedy avaient été assassinés, il y avait eu l’horrible guerre du Vietnam et petit à petit les Américains sont devenus pour moi des barbares.

A l’époque cependant, je rêvais d’avoir une chambre à moi avec des meubles modernes ou alors, une fois que je serais majeure, de m’installer dans un appartement à moi, éventuellement avec une amie pour partager les frais, comme ça se faisait couramment là-bas. Mes parents trouvaient ces idées loufoques et dangereuses et ça n’a pas peu contribué à leur faire accepter un mariage précoce avec un garçon qu’ils appréciaient fort peu. Mais j’anticipe.

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2 commentaires Répondre

  • Anne-Marie Répondre

    Bonjour Suzanne, nous avons habité la même rue du Croissant ... nous habitions le 146, donc le "haut de la rue" mais ne croyez pas que nous étions plus aisés pour cela !!! nous étions 3 enfants, j’avais deux frères. Cela me ferait grand plaisir de correspondre avec vous pas pour ressasser mais pour évoquer une époque qui avait quand même des saveurs , même si nous ne nous en rendions pas compte. Elle fut marquée, cette époque pour beaucoup par les privations de la guerre et ensuite, ce ne fut pas si facile pour l’adolescence. Je suis encore amie avec Christiane qui habitait un bel immeubel au coin de l’avenue du Roi et de la rue du Monténégro. Je trouve votre écriture particulièrement vivante et visant à l’essentiel. Cordialement. Anne-Marie. PS. Je n’ai pas du tout eu le même parcours de vie que vous, c’est peut-être cela notre richesse. Je me souviens qu’ayant du aller travailler après mes études secondaires, je continuais à utiliser mon cartable d’école en le mettant sous le bras, tellement j’avais honte de ne pouvoir continuer à étudier, moi qui en avais tant envie... mais cela fait AUSSI partie de notre richesse ...

  • Jean Nicaise Répondre

    Chère Suzane Renders,

    Après de longues semaines sans pouvoir accéder à votre « feuilleton », je viens d’en lire en bloc quelques épisodes, à partir de votre entrée au lycée. Je suis beaucoup plus âgé que vous (85 ans), mais grâce à vous, je revois et revis un temps disparu, avec une richesse de détails extraordinaire. Vous m’excuserez de parler de moi : j’étais d’un milieu plus aisé, mais j’ai aussi dû aller à l’athénée de Charleroi à pied, malgré la possibilité d’y aller facilement en tram ce dont ma sœur, elle, pouvait profiter. Cela faisait 25 minutes de marche quatre fois par jour parce que l’on rentrait aussi pour dîner. En hiver, en culottes courtes, c’était très pénible. La mode des culottes golf est venue après 1933, je crois.
    J’ai eu non pas un seul professeur d’anglais mais trois extraordinaires dont je donne les noms dans mon autobiographie qui ne présente pas le même intérêt documentaire que la vôtre. Les deux premiers m’avaient tellement bien préparé dans le cycle inférieur que celui de troisième, comme on disait, m’a aussi invité à lire en langue originale, sans utiliser le dictionnaire. En plus c’étaient des romans policiers qu’il me conseillait, pour le suspens. Le premier livre que je lus fut "The Hound of the Basquervilles". Ma connaissance de l’anglais a été une bénédiction dans ma vie personnelle et professionnelle. Comme vous, j’ai découvert et adoré le jazz vers 16 ans et je rêvais de l’Amérique. Rêve que j’ai pu réaliser, sans frais en 1958-59 quand j’ai été enseigner le français et le latin au Tennessee. Car, contrairement à vous qui le méritiez peut-être davantage, j’ai pu faire des études de philologie romane à l’université, le ventre vide parce que c’était pendant la guerre.
    Encore bien merci pour la façon dont vous faites revivre le passé.

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