Ce texte fait partie du feuilleton de Suzanne Lire l’ensemble

Ma vie se déroulait, comme je l’ai dit, principalement dans la cuisine. Nous y jouions à la poupée, leur faisant une maison de bric et de broc et inventant toute une histoire. Nous avions chacune deux poupées, la plus ancienne était un bébé dont seule la tête était en dur, avec des cheveux, des yeux et des lèvres peints. Le corps était en tissu. La plus récente était tout à fait en dur, avec des cheveux, des yeux qui s’ouvraient et se fermaient quand on la penchait. Les membres étaient reliés au corps de l’intérieur par des élastiques et à l’occasion mon père devenait réparateur de poupée, enlevant la tête et mettant les choses en ordre. J’ai dû avoir une première poupée dont je ne me souviens pas du tout. Je sais qu’elle a existé parce que ma mère racontait souvent combien ma soeur avait pleuré, à l’occasion de cette première Saint-Nicolas. J’avais reçu une poupée et ma soeur un chien en peluche parce qu’elle était trop petite pour une poupée. Du coup nous avons toujours reçu la même chose, sauf une fois où mon père avait trouvé un landau de poupée sur une poubelle, l’avait tout à fait retapé et que ma soeur avait reçu une poussette neuve, leurs moyens n’allant pas jusqu’à un landau. Mais à ce moment là, nous comprenions déjà parfaitement les choses et nous avions l’intuition que Saint-Nicolas n’était pas pour grand’chose dans les cadeaux. Le fait que j’aie un landau (rafistolé) était compensé par le fait que sa poussette était neuve.

Nous avions aussi une boîte de construction avec des formes en bois qui s’empilaient pour faire des murs, des portes, des colonnes et un petit service à café en faïence, qui est toujours dans une vitrine chez moi. Malheureusement, rien d’autre n’a subsisté.

Nous jouions aussi beaucoup aux cartes, avec un jeu dont j’ai oublié le nom, et qui se composait de lettres. En fait c’était le même principe que le scrabble. Nous avions bien sûr des crayons de couleur (une boîte neuve de crayons de couleur Caran d’Ache était une merveille).
Une de nos activités principales était quand même la lecture. Nous allions à la bibliothèque paroissiale, qui se trouvait dans le haut de la rue du Croissant. Il me semble avoir lu quelque part que c’est devenu un centre communautaire polonais. Il y avait un catalogue où l’on pouvait choisir les livres et les demander à un guichet, tenu sans doute par les dames bien pensantes de la paroisse. Il n’était pas question de se balader dans les rayons, de regarder tous les livres et de prendre ce dont on avait envie. Ce catalogue indiquait si le livre était “enfants admis” ou non. A cette époque un film était sorti qui s’appelait “Jody et le faon”. Je ne l’avais pas vu mais j’avais envie de lire le livre. Il était malheureusement “enfants non admis”. Je l’ai malgré tout demandé et j’ai eu droit à une réponse très sèche de la dame qui pensait que je voulais lire des livres défendus. J’ai demandé finalement un livre du même auteur, qui lui était “enfants admis” et comportait quelques scènes “sexuellement explicites” comme on dit maintenant et qui étaient bien anodines. En fait il y avait une erreur dans le catalogue. Je l’ai dit à la dame du guichet, qui ne m’a pas crue et qui m’a regardée vraiment de travers. Je n’ai finalement jamais lu “Jody et le faon” mais je me suis sentie humiliée de n’être pas crue parce que j’étais une enfant. Je n’ai jamais oublié la leçon.

Nous lisions tout ce que nous pouvions, y compris le feuilleton quotidien dans le “Soir”. Il y avait à cette époque, également dans le ”Soir”, une bande dessinée quotidienne qui ne faisait que quatre cases par jour et qui s’appelait “Eric l’homme du Nord”. C’était une histoire d’envahisseurs Normands dont je n’ai plus jamais entendu parler depuis. Je découpais tous les jours religieusement ces cases et les rangeait sur le coin du buffet. J’imagine que ma mère avait dû me dire cent mille fois de trouver un autre endroit. Toujours est-il que je suis rentrée un jour de l’école et que “Eric l’homme du Nord” avait disparu. Il avait fini ses jours dans le poêle. J’ en veux encore toujours à ma mère.

Nous avions des livres à nous aussi, certains devaient dater de la jeunesse de ma mère, parce qu’ils étaient reliés en rouge, avec des dessins et des lettres dorées. J’imagine que c’étaient des livres reçus en prix à l’école. Je me souviens d’une histoire que j’ai relue trente-six fois et qui me faisait pleurer chaque fois. Il s’agissait d’une histoire de châle merveilleusement brodé par une petite fille pauvre et puis détruit méchamment par une autre, riche évidemment. La petite fille pauvre en tombait malade et la petite fille riche, rongée par le remord, reconstituait à grand peine, le merveilleux châle. Ca ne m’empêchait pas de lire Alexandre Dumas, et de connaître par coeur les “Trois mousquetaires”, la “Tulipe noire”, le “Comte de Monte-Christo”, la “Dame de Monsoreau”, etc. Il y avait aussi Jules Verne, le “Mouron rouge” , Jack London (Croc Blanc), “Sans famille” d’Hector Malot, l’”Ami Fritz” d’Erckmann-Chatrian, et combien d’autres.

En été, beaucoup de nos activités se passaient dans la cour. A part y danser à la corde, nous avions des jeux tout à fait extraordinaires. Nous faisions monter par la fenêtre de la cuisine -cave des planches qui nous avaient été données par notre oncle Jean, beau-frère de mon père, et dont nous faisions des cabanes, nos petites chaises ainsi que notre petite table, peintes en bleu, toutes les choses bizarres données par la cousine Wis , et nous étions parties pour un monde à part.

Quand je pense à ce que font les gens maintenant, et moi aussi d’ailleurs, pour profiter du moindre espace dehors, je trouve extraordinaire que nous n’ayons jamais mangé dans cette cour ni passé la moindre soirée, aussi chaude soit-elle. Nous rentrions pour goûter et pour souper.

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