Ce texte fait partie du feuilleton de Suzanne Lire l’ensemble

Je n’ai jamais su comment mon père, qui avait quitté ses parents depuis longtemps, faisait pour se faire à manger ou laver son linge. Il n’y avait évidemment ni plats préparés ni salon-lavoir. Je pense qu’il avait eu des aventures féminines mais cela n’avait jamais porté à conséquence, pour ce j’en sait. Quand il a rencontré ma mère, qui s’appelait Marie-Thérèse Cloetens, mais que tout le monde appelait Treis, il avait trouvé son idéal. Une jeune fille sérieuse, qui travaillait beaucoup et qui adorait sa mère et son frère, Constant. Elle a d’ailleurs toujours été son idéal et il l’adorait. Je n’ai jamais rien su de la cour qu’il lui a faite, sauf qu’il avait été autorisé à lui rendre visite lors de vacances à la mer, à la Villa Paul Gilson à La Panne.
A cette époque ma mère jouissait d’une aisance relative, obtenue au prix d’un travail acharné. Elle était couturière et avait appris son métier en atelier où elle travaillait douze heures par jour pour un franc. J’ai su, tout à la fin de sa vie, que c’était elle qui n’avait pas voulu aller plus loin que les études primaires. Elle était pourtant excellente élève et écrivait d’une très belle écriture et sans fautes d’orthographe. Elle disait d’ailleurs que sa mère avait appris à lire et à écrire le français en suivant les études de ses enfants. Jusque là elle le parlait, parce qu’elle l’avait appris avec ses patronnes. C’était d’ailleurs elle qui guidait ses soeurs lorsqu’elles venaient faire des courses à Bruxelles où bien entendu aucune vendeuse ne parlait le flamand. Ses soeurs étaient pleines d’admiration et lui disaient “Ga kent huge woude Raus” (Ma grand’mère s’appelait Rosalie Mellaerts), ce qui voulait dire “Toi tu connais des grands mots, Rose”.

Ma mère lisait beaucoup, surtout des romans qui étaient publiés en feuilleton, mais chez elle c’était considéré comme une perte de temps. Elle avait donc appris à tricoter en lisant ce que j’ai fait d’ailleurs aussi pendant un temps, pas pour la même raison mais parce que tricoter m’ennuyait, ce qui m’intéressait c’était le résultat. J’ai d’ailleurs trouvé la solution bien plus tard en tricotant devant la télévision. Ma mère a évidemment commencé par le bas de l’échelle, en balayant l’atelier, en étant la servante des ouvrières qualifiées (elle était “petite main”). Elle faisait aussi les livraisons. Elle a souvent raconté qu’au retour d’une de celles-ci, la patronne lui avait demandé : “en wad ai ze gezeid ?” (qu’a-t-elle dit ?), à quoi ma mère répondit “zai gezeid, zai zou gezeid, zai niks gezeid, ze was ni toeis” (elle a dit, elle a dit comme ça, elle n’a rien dit, elle n’était pas à la maison). C’était un de ses récits favoris.

Petit à petit elle a appris le métier et ses subtilités de coupe, de couture, de finitions dont on n’a plus idée aujourd’hui, sauf peut-être dans quelques maisons de haute couture. Il y avait à l’époque déjà une production de masse, où l’on faisait des modèles bon marché. Mais l’atelier où ma mère travaillait n’était pas pareil. Il s’agissait d’habiller des clientes individuelles, grandes, petites, grosses, minces. Tout était fait sur mesure et à la main. Il y avait des ouvrières spécialisées dans les différentes “façons”. Une ouvrière était par exemple spécialisée en “façon” tailleur, tandis qu’une autre était spécialisée en “flou”. Bien entendu les tissus n’étaient pas les mêmes que maintenant. Il n’y avait pas de polyester, de nylon, etc. On travaillait la laine, le coton, la soie et les noms des tissus étaient poétiques comme “crêpe de Chine”,”crêpe Georgette”, linon, organdi, faille, plumetis, percale, organza, taffetas, etc. Il y avait aussi des noms de couleur qu’on n’entend plus aujourd’hui, comme brun “tête de nègre”, politiquement incorrect, je suppose. Les machines à coudre existaient mais beaucoup de choses se faisaient à la main. Chaque couture était ouverte au fer, non à vapeur et électrique, mais au fer chauffé sur le poêle. Pour ne pas lustrer le tissu, on employait une pattemouille, c’est à dire un vieux morceau de drap, mouillé et essoré, qui produisait de la vapeur sous la chaleur du fer. Cette même pattemouille servait à “décatir” les tissus qui retrécissaient. J’en sens encore l’odeur aujourd’hui. Les cols et les revers des manteaux et des tailleurs étaient d’une incroyable complication. Ils étaient “entoilés” c’est-à-dire doublés d’une espèce de toile de crin. Tout était fait avec une grande précision, les boutonnières était passepoilées, et non pas juste coupées et bordées d’une couture à la machine. Les manches étaient montées en “entenant” le tissu, la circonférence de la manche (une manche gauche n’étant pas coupée comme une manche droite) étant légèrement plus grande que l’espace prévu pour le buste sur le patron de la robe ou du manteau. Il fallait donc d’abord “passer un fil de fronce” et puis épingler les manches et faufiler. Lorsque la couture était faite à la machine l’aisance voulue devait être produite, sans le moindre pli dans la manche. Ma belle-mère m’a toujours dit qu’elle était une spécialiste du montage de manches lorsqu’elle travaillait chez Hirsch. Cela ne m’étonne pas d’elle, elle avait aussi connu ce temps du raffinement. Les tissus n’étaient pas coupés à ras, comme maintenant, et il y avait toujours moyen, lorsque la cliente avait grossi, de “relâcher les coutures”. Le “flou” n’était pas moins difficile. On coupait le tissu en biais ce qui donnait de beaux godets. Mais si l’ourlet devait être droit, ce n’était pas facile. Il fallait faire pendre la robe sur un cintre pendant un certain temps, puis marquer la hauteur de l’ourlet à la craie et le roulotter à la main. L’atelier n’était pas triste, on chantait en travaillant, non en écoutant la radio, mais en suivant les paroles des chanteurs de rue.
Finalement et je ne sais pas quand, elle s’était mise à son compte. Elle avait un salon qui donnait sur le devant de la maison, meublé en faux Louis XV (dont il reste la petite armoire en marqueterie qui est chez ma soeur). Elle y faisait les essayages et avait fini par se constituer une bonne clientèle, dont Mme Marlière, qui était la propriétaire de la boulangerie de la rue de Mérode, connue comme étant une des meilleures de Saint-Gilles. Habiller Mme Marlière n’était pas une sinécure. A l’époque des garçonnes et des corps extra-plats , elle arborait une forte poitrine qui empêchait la robe de tomber convenablement. Ma mère avait le chic de lui faire malgré tout des robes qui tombaient bien et Mme Marlière était très contente. Ma mère avait à l’époque une machine à coudre Singer qui se manoeuvrait avec une large pédale au pied, sur laquelle j’ai d’ailleurs appris à coudre. Il n’était pas question de faire un point zig zag pour finir les coutures, cela n’existait pas. C’était ma grand’mère qui faisait cela à la main. Il y avait bien d’autres choses qui se faisaient à la main, par exemple coudre de la soutache en dessins compliqués sur les poches des tailleurs. Il y avait des époques de grande presse, surtout à Pâques, parce tout le monde sortait ses nouveaux vêtements, à Bruxelles, cela s’appelait “Posse beste”.

Pour se distraire ou quand il y avait moins de travail, elle brodait des napperons ou faisait du tricot d’art. Je pense que plus grand monde ne sais de quoi il s’agit maintenant. Il s’agissait en fait de tricoter avec un fil extrêmement fin et des aiguilles toutes aussi fines, en suivant un patron bien sûr, des napperons dont le savant dessin partait d’augmentations, de diminutions, de jetés et de trous-trous. Bien sûr, elle tricotait des chaussettes, des gants, des écharpes et des bonnets, elle s’était même tricoté un maillot ! Je ne l’ai jamais vue portant ce maillot, mais chaque année Marraine Emilienne le lui empruntait quand elle allait à la mer. Bien entendu elle confectionnait tous ses vêtements et ceux de sa mère. Elle avait tout un trousseau de culottes et de chemises, de jour et de nuit, avec des jours et des broderies. Elle portait bien sûr, des bas de fil et les jours de grandes occasions, des bas de soie, tenus par les jarretelles de son corset. Tout le monde portait un corset, moins contraignant cependant qu’en 1900. Je n’ai jamais vu ma mère nue mais je l’ai vue en chemise, agrafant son corset avant les seules visites protocolaires que nous faisions. Je pense qu’elle n’a abandonné son corset que tout à la fin de sa vie. Le linge fin avait disparu après la guerre et elle ne portait plus que des sous-vêtements en “interlock”.

Elle avait deux immenses regrets. Le premier était de n’avoir pu se payer un col en renard, follement à la mode dans les années trente. Elle économisait tout ce qu’elle pouvait mais quand finalement elle a pu se le payer, la mode avait changé. Le deuxième était ses cheveux, bruns, ternes et plats. Elle allait chez le coiffeur qui lui faisait des ondulations au fer et lorsqu’elle avait remis son chapeau cloche (une personne convenable ne sortait pas “en cheveux”) et qu’elle rentrait à la maison, tout avait disparu. Elle se donnait un jour de congé par semaine, jour où elle allait chercher ses fournitures, chez Franchomme par exemple. Elle en profitait pour regarder les vitrines de l’Innovation et des magasins Hirsch. Elle y trouvait des idées qu’elle reproduisait pour ses clientes, en créant le patron elle-même, ajoutant et retranchant de patrons qu’elle avait, je pense. Elle a toujours été très forte pour transformer des choses peu prometteuses en ajoutant un détail coquet et raffiné. Je pense que je tiens d’elle l’imagination que j’ai déployée avec les vêtements de mes petites-filles ou avec les déguisements de théâtre de Jean-Yves.

Tout son travail se passait dans la pièce de derrière du rez-de-chaussée, tandis que l’”annexe” qui se trouvait au fond du couloir, était la chambre du frère, idolâtré par mère et fille. Il y avait fabriqué un “poste à galène” c’est-à-dire l’ancêtre de la radio. Toutes sortes de couinements et de crachotements en sortait mais parfois aussi de la musique ! Pour le reste la famille habitait dans les cuisines-caves où ma mère et sa mère dormaient ensemble, pendant que l’autre partie était réservée à la cuisine. Il y avait un poêle en fonte qu’il fallait briquer avec du “noir”et c’est là que ma grand’mère attendait son fils, qui travaillait depuis la fin de “l’école moyenne”, place de Londres, dans une compagnie d’assurance, “La Belgique”, rue Royale, où il a passé toute sa vie, gravissant tous les échelons jusqu’à devenir le bras droit du directeur . Quand il rentrait, ma grand’mère se tenait prête et restait debout à le servir, faisant par exemple cuire un oeuf à la coque à la fois pour qu’ils soient bien chauds.

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3 commentaires Répondre

  • Lucienne E Répondre

    Quelles émotions de lire tout ce vocabulaire de la couture ! Je l’ai entendu pendant toute mon enfance, l’ai pratiqué un peu et puis la vie a changé. C’est tellement romantique de se souvenir du nom de tous ces tissus, du sabir de la couture,..vous m’avez enchantée. Merci. Lucienne E.

  • JeannineK Répondre

    Comme ce texte me parle ! ravie de vous lire et de partager ces souvenir. Nos mères étaient absomument pareilles.
    Je pense que parfois ces dames couturières faisaient d’un coupon une oeuvre d’art. Des drapés, des plissés, des ruchés et autres fantaisies. Pendant la guerre ma mère retournait des vieux pantalons pour en faire des jupes. d’une couverture amérivcaine elle fit un manteau.
    J’ai hérité de ma mère la passion de la couture.J’ai toujours confectionné mes vêtrements et ceux de mes enfants. Comme vous j’ai fait une multitudes de déguisements pour mes oetits enfants. Hélas aujourd’hui je n’arrive plus à enfiler une aiguille ! merci pour ce beau rexte
    JK

  • shanti Répondre

    Un point dessus, un point dessous...
    Ma grand-mère aussi était couturière, mais moi, je ne sais malheureusement même pas coudre un misérable bouton...
    Ah...abondance, société de consommation quand tu nous tiens...

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