Je reste perplexe devant la question générale : "pour vous, qu’est-ce que le bonheur ?" Pour essayer d’y répondre, je cherche dans mes souvenirs ce qui dans ma vie m’a rendue heureuse, ce qui a provoqué en moi, par moments, une émotion intense d’épanouissement, de bien-être, de plénitude.

Au risque de paraître naïve ou mièvre, ou de sombrer dans des lieux communs, je sors pêle-mêle de mon bahut les souvenirs qui ont éclairé et qui éclairent toujours ma vie.

La rencontre d’un homme qui m’a aimée, désirée, choyée, dont le regard m’a révélée à moi-même et avec qui je me suis sentie en confiance. La joie d’accueillir des amis dans notre maison. De nous raconter le soir la journée qui vient de passer. De le voir arriver avec un bouquet de fleurs. De choisir ensemble un meuble. De jouer une partie de scrabble. Ou de partir nous balader à pied en nous tenant par la main.

Un grand nombre d’amis avec qui j’échange joies et peines, coups de fil, lettres et prières. Présents ou absents, ils sont toujours là, même quand ils sont partis pour de bon. Ils vivent en moi. Ils m’ont beaucoup donné et ce que je suis aujourd’hui c’est en grande partie à eux que je le dois.

M’immerger dans la nature, dans l’exubérance ou le silence de la nature. Plonger dans une piscine naturelle, formée par une rivière qui cascade dans les bois où s’envolent de grands papillons bleus. Admirer un coucher de soleil hivernal à Ostende. Marcher sur le grand manteau de neige vierge qui recouvre la Fagne. Ecouter les merles siffler au petit matin. Faire une promenade à cheval sans but précis, empruntant des sentiers inconnus.

Réussir ce que j’entreprends et qui me correspond : écrire, lire, causer, comprendre, m’engager pour plus de justice ou, tout simplement, tricoter une brassière pour un petit qui va naître.

En allongeant cette liste de moments heureux, je n’ai toujours pas défini ce qui, pour moi, est le bonheur... tout au plus, ai-je aligné des bonheurs. Comme des fils qui tissent une trame. Mais qui s’effilochent parfois, qui cassent, qui se rabougrissent...

Car le bonheur n’est jamais quelque chose de stable ni de définitivement acquis.

Même en ayant cette chance inouïe d’être née dans un pays à la nature grandiose, dans une famille somme toute unie, de rencontrer des gens généreux qui sont devenus mes amis, d’avoir eu plus que le nécessaire pour vivre et me développer, même ainsi il y a eu des périodes moroses, plongées dans la grisaille et le brouillard. Plates, sans relief, sans projet, sans souffle intérieur, sans élan.

Je crois que le bonheur, ou plutôt cette disposition à tisser une trame cohérente et colorée avec les évènements de la vie, vient d’au-dedans de moi-même. Savoir pour quoi je vis et surtout pour qui. Me retrouver dans ce que je fais.

Il me semble que c’est une question de désir et d’accord.

Si je n’ai pas de désir, pas de manque, pas de soif, si je ne suis pas en tension vers quelque chose ou quelqu’un, je ne suis pas heureuse. Je risque d’être blasée, d’en vouloir toujours plus sans jamais me satisfaire. Tournée vers moi-même, enfermée, exigeante et déçue.

S’il n’y a pas accord, c’est-à-dire, si le lieu où j’habite, les personnes qui m’entourent, le travail que je fais sont à l’envers de ce que je suis, alors j’ai du mal à me retrouver, à épanouir ce qui est en moi, à me tourner vers les autres, à découvrir la beauté des choses.

J’aime l’image de Antonio Machado : "c’est en cheminant que l’on construit le chemin". Rien n’est donné d’avance, tout est toujours à retrouver, à rééquilibrer, à reconstruire.

J’ai raté un grand bonheur, celui d’avoir des enfants. J’ai vécu des périodes de grande souffrance. Des maladies longues et douloureuses de neveux qui sont morts jeunes. La mort m’a déjà enlevé beaucoup de ceux qui m’étaient les plus chers - frères, mari, amis. Il m’a fallu le temps pour m’habituer à vivre seule. Mais aujourd’hui je peux dire que je suis heureuse, c’est-à-dire en paix. En essayant d’intégrer chaque jour dans la trame les nouveaux fils qui s’y ajoutent jusqu’au moment où je devrai m’arrêter de tisser. Peut-être brusquement, comme François. Je me découvre à l’âge où il est temps de lâcher prise, de ne plus vouloir tout contrôler et tout prévoir.

Une chose pourtant ternit ma joie et c’est de savoir, de voir et d’entendre autant d’injustices, de souffrances, de guerres et de violences qui déchirent le monde. Manifester dans la rue ou signer des pétitions me semble dérisoire. Je le fais quand même parce que c’est à ma portée.
Il y en a pour qui, aujourd’hui, le bonheur serait simplement un verre d’eau ou un quignon de pain. Un sourire et une main tendue. Une prothèse qui remplace la jambe perdue en sautant sur une mine. L’assurance d’un lendemain sans peur. Des choses simples et fondamentales qui font cruellement défaut. J’oscille entre la conscience un peu honteuse d’être privilégiée et la certitude que je peux avec ça créer autour de moi des espaces de paix dont notre monde aujourd’hui a tellement besoin.

1 commentaire Répondre

  • Répondre

    transfert du message du 27 octobre 2005 à 13h11min / Nenette.

    Réponse à l’article 9985. Le Bonheur par Yolanda

    Ton récit si chaleureux et vrai m’entraîne à t’accompagner dans ton tissage des fils de cette toile du bonheur telle que tu nous la présentes, parfois cassée ou simplement effilochée , et que tu ramasses pour en faire un tout animé de ce "souffle intéieur " dans un souci profond d’accord et de paix, véritable sillage vers le chemin du bonheur Jai ressenti tout cela mais aussi avec tant de choses dont je n’arrive pas encore à en démêler toute la toile ! Tout est tellement riche dans ton récit ! Merci de nous le confier ainsi ! Très aLe bo,heur micalement et bisous de Nadine.

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