Extrait de "Je raconte ma vie" dans un groupe interculturel à la Fonderie en 2018.

En résumé

Eva naît à Renaix (Belgique) en 1944. Elle est l’aînée de 5 enfants.
Après des études d’institutrice à Bruxelles, elle part enseigner en Algérie en 1964. Elle y rencontre son mari, un Algérien Kabyle, avec qui elle a deux enfants.
Dans les années 90, Eva connaît la montée de l’intégrisme et les attentats à Alger.
Après quelques allers et retours entre l’Algérie et la Belgique, elle revient vivre définitivement en Belgique à 50 ans, en 1994. Elle y trouve rapidement du travail en tant qu’enseignante.
Son mari vient la rejoindre en 1998.
Après sa retraite, Eva travaille pour un dispositif d’accrochage scolaire, pendant trois ou quatre ans.
Aujourd’hui, elle vit à Bruxelles avec son mari et ils sont grands-parents d’une petite fille.

Une famille bilingue

« Ma grand-mère était lingère, c’est un métier qui n’existe plus. Elle faisait des sous-vêtements : des chemises, des combinaisons, des culottes larges, en soie, avec de la dentelle… Beaucoup de jeunes filles faisaient ça. »

« Nous vivions avec nos grands-parents maternels, ce qui est plutôt rare en Belgique, parce que c’était la guerre. J’ai baigné dans le bilinguisme, pour moi, c’est important. On parlait les deux langues à la maison.

« Pendant les vacances, je partais à Bruxelles avec mon grand-père parce que la famille de maman était originaire de Bruxelles. »

« Je suis ici aujourd’hui parce que je suis grand-mère depuis 3 ans d’une petite fille. Et je me suis dit que c’était important qu’elle connaisse ses origines. D’autant plus qu’elle aura des origines multiples puisque je suis belge, mon mari berbère, ma fille est plus belge qu’algérienne et son mari a des origines françaises et portugaises. Donc je crois qu’il est important qu’elle connaisse un peu ses racines.

Mon enfance et adolescence de Renaix à Bruxelles

« Maman voulait que je m’appelle Eva mais papa voulait que je m’appelle Godelieve. J’y ai échappé ! Mais personne ne s’appelait Eva quand j’étais à l’école. Il y avait des Anne, Danielle, Françoise mais moi, j’étais toujours unique. Et quand on est gosse, on a envie d’être comme les autres. »

« A l’école maternelle, j’étais dans la classe de Mme Rose. A la fin des années 40, tout le monde n’allait pas à l’école maternelle. J’ai revu des photos il n’y a pas longtemps, nous étions 34 et nous ne bougions pas ! Si nous étions trop remuants, elle nous enfermait dans un petit cagibi au fond de la classe. »

J’ai fait mes primaires et l’athénée à Renaix, en français parce que ma grand-mère disait « avec le flamand, on ne va nulle part ». »

« J’ai donc fait toute ma scolarité en français. Une fois par an, les inspecteurs passaient et je ne pouvais surtout pas dire qu’on parlait néerlandais à la maison. Mes instits me le rappelaient chaque fois. Si tes parents parlaient néerlandais, on te faisait changer de section. »

« A la maison, la famille fonctionnait comme une petite entreprise : maman était très ordonnée. Et il ne s’agissait pas, le matin, avant de partir, de rouspéter pour ne pas mettre tel ou tel vêtement. On avait tous les cinq notre chaise, avec les vêtements prêts, et on devait mettre ce qui était préparé. »

« J’étais dans un mouvement scout, les Cadets de la Croix-Rouge, et j’y ai fait toute mon adolescence. J’ai commencé vers 11 ans. On se réunissait tous les samedis et on allait au camp. On avait des tas d’activités. J’y ai trouvé une certaine camaraderie. On faisait des balades en pleine nature, on a appris les premiers soins, la botanique, à faire des nœuds. On faisait souvent des camps. On y allait à la Noël, à Pâques et fin août. »

Vie professionnelle entre l’Algérie et la Belgique

« La fille avec qui je kotais m’a proposé de voyager. Elle était beaucoup plus politisée que moi – qui ne savais rien – et m’a proposé de partir en Algérie. Elle me proposait une campagne d’alphabétisation en Algérie. On était en 1964. L’Algérie était indépendante depuis deux ans. Nous sommes allées faire de l’alphabétisation à l’école normale de Ben Aknoun. Il y avait un internat. Il y avait des jeunes Algériennes qui, pendant l’été, faisaient un mois ou six semaines de formation pour enseigner dans les écoles. Nous les aidions, on préparait des leçons et on donnait cours. »

« En 1969, j’ai été directrice d’école, j’ai enseigné les maths, j’étais dans ce qui était l’équivalent du secondaire inférieur. Ensuite, on a algérianisé et j’ai perdu mon emploi de directrice. On ne laissait plus de direction aux personnes d’origine étrangère. Après une vingtaine d’années, il y avait de moins en moins de coopérants. Enfin, moi, je n’étais pas coopérante, j’avais ce qu’on appelle un contrat de droit commun, parce que mariée à un Algérien. Donc j’ai perdu mon boulot, j’ai travaillé dans une petite entreprise privée puis j’ai travaillé environ cinq ans à l’ambassade de Belgique. Là, je me plaisais beaucoup parce que je découvrais qu’à plus de quarante ans, je pouvais faire autre chose qu’enseigner. »

« Puis, il y a eu la montée de l’intégrisme en 1991. Il y a eu des assassinats. Moi je ne voulais pas partir, je ne comprenais pas pourquoi mais mon mari m’a forcé la main. J’avais cinquante ans, je pensais ne jamais retravailler. Finalement, j’ai tout de suite trouvé du boulot. Huit jours après mon retour en Belgique, j’avais du travail parce qu’il n’y avait pas d’enseignants, pas d’instits… »

« A l’âge de la pension, j’ai même fait des démarches pour continuer à travailler. Je voulais faire de la remédiation en français. Mais ils m’ont dit « non, 65 ans, c’est bien ». J’ai travaillé au dispositif d’accrochage scolaire après ma retraite. C’est surtout de l’apprentissage du français, les notions de base, et parfois un peu de math. J’ai fait ça à l’école, où je connaissais les gosses. J’avais parfois quinze élèves alors qu’on peut en prendre quatre ou cinq… « on vient Madame ! ». J’ai fait ça encore trois ou quatre ans après ma retraite. »

« Le plus difficile dans le travail d’enseignant, c’est que tu n’as jamais fini. Tu es toujours en train de penser à ce que tu vas faire, à tes projets, à la fête de l’école… Certains enfants sont très difficiles aussi. Il y avait ceux qui ne parlaient pas un mot de français. Un gamin de six ans qui ne sait pas exprimer ce qu’il veut, c’est très compliqué. »

Entre ici et là-bas, en Algérie

« En Algérie, on découvrait évidemment une toute autre vie que chez nous. Le soleil d’abord, qui me manque encore. Une certaine convivialité aussi. Chez moi, tout était un problème, tout était toujours dramatique. Et en Algérie, rien n’était un problème. Il y avait des familles de sept ou huit gosses mais jamais ce n’était quelque chose de dur. Il y avait une bonne humeur et une convivialité qu’il n’y avait pas chez nous. »

« Evidemment, chez mes parents, ce n’était pas la joie. Ils n’étaient pas ravis de me voir revenir avec un Algérien. Comme mon père avait le tempérament flamand, il ne parlait pas beaucoup. Pour mon mari, qui vient de la Méditerranée et parle beaucoup, ça faisait un grand choc des cultures. »

« J’étais au service du commerce extérieur de l’ambassade de Belgique. Et ça me plaisait beaucoup parce que j’avais à la fois le contact avec la Belgique et le contact avec l’Algérie. Il n’y avait pas internet, on n’avait pas de journaux belges, de temps en temps, on arrivait à avoir des journaux français, on n’avait pas la télévision française… donc on n’était pas au courant de l’évolution des choses en Belgique. On était surtout axé sur l’Algérie. »

« C’était très compliqué de devenir algérienne. J’y ai pensé et j’ai même fait des démarches mais c’est très long et à l’époque, j’aurais perdu ma nationalité belge. Je me sentais prise à la gorge. »

« Arrivé en Belgique, mon mari va pour s’inscrire à la commune à Auderghem, et là, on lui dit qu’il est belge en Algérie mais algérien en Belgique. Il a fallu faire les démarches, retourner au tribunal, au Palais de Justice… On avait des documents mais ça ne comptait pas. Et au Palais de Justice, on disait à mon mari « mais pourquoi venez-vous ? Vous êtes belge, vous avez les papiers ! ». Pour finir, ça s’est arrangé. »

La guerre ici

« Mon père était jeune au début de la guerre. En 1941. Il a été appelé sous les drapeaux, son régiment a été fait prisonnier au tout début de la guerre, et ils sont allés travailler dans les fermes en Allemagne de l’Est. Ils étaient casernés et tous les matins, le camion les déposait dans les fermes environnantes. Il a été démobilisé parce qu’il était flamand. Il est revenu en Belgique. Les Wallons sont restés. »

La montée de l’islamisme en Algérie

« Puis viennent les années 90 en Algérie et la montée de l’islamisme. Il commence à y avoir des attentats, il n’y a plus qu’un seul parti politique… On tue et on tue surtout ce qui représente l’autorité : les gendarmes, les militaires, les magistrats. Et les étrangers et les étrangères. Il y a eu des décès dans la famille de mon mari, des gens qui ont été pris dans des barrages sur la route et qu’on a tués. C’était le GIA qui voulait prendre le pouvoir. Toutes les familles ont souffert de ça. Je connaissais une Française qui travaillait dans un département de l’ambassade et qui s’est fait égorger en pleine rue. C’étaient des situations terribles. Moi, je n’ai jamais eu peur. Et je n’ai jamais été agressée. La plupart de ces femmes étaient intégrées, parlaient l’arabe couramment, fréquentaient les marchés populaires. Ils ciblaient les journalistes, les syndicalistes, les étrangers… Il y avait des combats entre groupes dans la rue. Des voisins venaient alors et nous disaient de nous mettre dans la cage d’escaliers, de nous éloigner des fenêtres… Ca devenait très dangereux et difficile. Alger est une ville construite sur les hauteurs et j’habitais au cinquième étage. On avait une vue splendide d’un côté sur le port d’Alger et de l’autre sur la colline et les petits chemins qui descendaient vers le centre et le port. C’est là qu’il y avait les accrochages entre la police et les groupes armés. On entendait les coups de feu. Nous étions aux premières loges et n’étions pas à l’aise. Et quand mon mari n’était pas rentré, on se demandait quoi. Mais nous étions aidés dans l’immeuble. Les voisins nous prenaient parfois chez eux. Durant toute une période, on m’amenait au travail et on me ramenait, soit mon mari, soit le chauffeur de l’ambassade qui faisait la tournée des secrétaires. Ca devenait invivable. J’allais à la réunion des parents d’élèves de l’école de ma fille, qui était à Sainte Elisabeth, et on m’y demandait comment j’avais osé sortir. C’était à trois cents mètres de chez moi. Mais il faut quand même vivre ! La sécurité était compliquée pour les Algériens comme pour les étrangers. »

Ce en quoi je crois

« Je ne connaissais pas grand-chose de la religion musulmane mais je n’ai jamais senti de différence entre mon mari algérien et un Européen. Il ne m’a jamais rien imposé. »

« Ma belle-mère a beaucoup été aidée par les sœurs blanches qui lui ont fourni du travail à l’hôpital Mustafa. Elle a eu une formation d’aide-soignante : elle nettoyait les salles d’opération, stérilisait les instruments dans les autoclaves… donc elle était très souvent en contact avec ce qu’on appelait les sœurettes, les sœurs blanches qui portaient la coiffe. Elle allait aussi bien prier à l’église qu’à la mosquée. J’ai découvert un islam très tolérant, très ouvert et, par rapport à l’ancien testament, c’était le même socle, la même chose. C’était le contraire de la religion catholique que j’avais connue en Belgique avec le curé intransigeant. Bien sûr, les choses ont évolué et c’est devenu beaucoup plus intolérant avec le temps. La religion a fini par prendre le pas sur tout.
Mon mari est de culture musulmane mais pas religieux du tout. Et ce n’est pas un cas unique, j’en connais plein comme lui.
Moi, j’étais pratiquante quand j’étais enfant. Je m’en suis beaucoup détachée en grandissant. Maintenant, je peux dire que la religion n’encombre pas ma vie. Je crois plutôt à cette force qui dirige notre vie, ce qui fait qu’on fait tel choix plutôt qu’un autre… On peut appeler ça Dieu, ou l’esprit ou ce qu’on veut. »

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