Après des études coloniales, Raoul, que je viens d’épouser il y a deux mois, part en janvier 1946 au Congo belge. Il doit administrer deux régions, presque aussi vastes que la Belgique : les Bayaka-Nord et la Lonzo dans le Kwango.
Raoul est le « Bula-Matari ». C’est le nom que les autochtones donnent à tous ceux qui représentent le gouvernement en souvenir de Stanley, « casseur de pierres ».
Son travail consiste à maintenir l’ordre, créer des routes, construire des ponts et des maisons, planter des arbres, organiser des cultures, collecter les impôts, rendre justice, effectuer des recensements. Raoul restera au service de l’état de 1946 à 1949.
En mai 1946, je le rejoins.

Nous devons aller en brousse vingt jours par mois. Nous logeons dans des gîtes d’étapes, parfois dans des huttes dans les villages.
Dans la région, il n’y a presque pas de routes. Bien souvent nous sommes obligés de nous déplacer en tipoy (chaise à porteur) ou en pirogue.

Aujourd’hui, nous allons à Kasongo-Lunda, une ethnie dont le chef « Kiamfu » est le chef coutumier. Jusqu’à présent, dans toutes les régions visitées, nous avons été très bien reçus.
Ici, c’est différent. Ancienne région d’esclavagistes, les agents de l’état ont mis fin à ce commerce lucratif. « Kiamfu » est connu pour sa cruauté.

La région est superbe : un décor sauvage, grandiose avec de prodigieux rochers, des forêts, des vallées aux gorges profondes. Les chutes Guillaume, parmi les plus belles du monde, sont sur notre route.
Cette fois, nous ne les verrons pas ; c’est la saison des plues et tout est sous eau. La route s’est effondrée. Impossible de continuer à rouler sur la route avec le camion Dodge.
Nous devrions effectuer un détour de huit heures pour arriver à destination. Nous ne pouvons nous le permettre car dans deux heures, à 6 h, il fera nuit.

Que faire ?

Les indigènes connaissent un raccourci pour accéder à un autre petit village où nous pourrions passer la nuit.
Toutefois, il se trouve au dessus de la falaise et est très difficile d’accès. Il faudra grimper très haut entre les arbres pendant au moins une heure pour y arriver. Ce ne sera pas une mince affaire car la boue est glissante.

N’étant pas très sportive, mon mari me prend sur son dos. Très vite, il lui devient impossible d’avancer : il faut se tenir aux arbres car la pente est trop abrupte.
Finalement, un porteur indigène me prend sur son dos. Ils ont l’habitude et grimpent facilement.
Raoul, sans moi sur son dos, s’en sort péniblement !
Pendant tout le trajet, je suis presque tête en bas. Je crois ma dernière heure arrivée…

La nuit tombe lorsque nous arrivons, enfin, au village.
Les policiers et les boys ont grimpé beaucoup plus vite que nous.
Etant donné qu’il n’y a pas de gîte, ils ont fait évacuer des chèvres d’une hutte indigène.
Quand nous arrivons, ils sont en train de mettre de la terre fraîche par terre afin que nous puissions passer la nuit à l’abri.

La malle-cuisine étant trop lourde, elle est restée dans le camion sur la route en bas avec le chauffeur. Les boys ont emporté une bouteille d’eau, du pain et surtout ils ont grimpé avec la malle-lit.
Dans cette région, il y a beaucoup de léopards, des troupeaux de buffles, et même, ce qui est assez rare, des lions !
C’est le seul endroit, d’après les indigènes, où les femmes sont régulièrement tuées par des lions…
Heureusement, je l’ignore ! La nuit, nous entendons des hululements, sans nous en rendre compte …

Nous ne sommes pas du tout accueillis de la même manière que de l’autre côté de la région. Les femmes sont craintives et ne sont pas venues apporter de l’eau de source.
Sokopila dit que c’est à cause du chef « Kiamfu ». Les gens en ont très peur et n’osent pas se manifester. Il est le chef coutumier de Kasongo-Lunda, le chef-lieu, qui se trouve à environ 25 kilomètres de l’endroit où nous sommes.

Nous avons encore une journée de détour pour arriver à Kasongo-Lunda où mon mari doit effectuer le recensement.
Raoul demande au chef de prévenir les villages voisins que le recensement est remis d’un jour. Ce message est transmis par tam-tam.

Je rêve …
Je rêve d’être à Bruxelles, d’aller au cinéma, de voir une pièce de théâtre, de prendre le tram… Est-ce possible que cela existe encore ?
Je suis très déprimée, ce qui m’arrive rarement.
Mon mari veut apprendre les coutumes et les traditions, les croyances religieuses entachées d’une magie complexe. Il désire pénétrer l’âme des Bayakas, les comprendre, les aider.
Ils ont besoin d’aide matérielle et sociale, dans le cadre de leurs propres traditions.
Moi, je trouve cela terriblement ennuyeux. Je me demande pourquoi je suis venue si loin en Afrique pour entendre de telles absurdités … J’ai le cafard !
Dans ces huttes, j’ai peur des serpents ; les boys ont trouvé une seconde peau abandonnée. Je ne savais pas que les serpents changent de peau ! Celle-ci est transparente et se casse facilement. Elle a plus d’un mètre de long …
J’ai une frousse bleue. Raoul me rassure : le serpent qui abandonne sa peau n’est plus dans les parages !
Très fatiguée, je m’efforce de le croire et je m’endors …

7 commentaires Répondre

  • Répondre

    Bonjour Mary-Jo.
    Mon père a "vécu" le Congo des années 1928 à 1958. J’y suis née en 1945 et je n’ai connu la Belgique qu’au retour en 1958. Nous avons passé le dernier terme de 3 ans comme vous avez vécu votre premier ; et ce dans le poste initial qu’il avait tenu au début de sa carrière. C’était son dernier souhait de fin de carrière. Comme il était acheteur de coton et de café pour une société belge, en saison nous partions pour un mois, allant de village en village et logeant dans des gîtes d’étape, comme vous l’avez fait. Cette vie s’est arrêtée et j’ai connu le "cafard" dont vous parliez, mais à l’inverse de vous...
    Bien à vous.
    Yvette

  • José Tairhumene Répondre

    Chère Mary-Jo,

    J’ai vécu en brousse, en forêt vierge, sous l’équateur, à hauteur de Lisala, durant les quatre années qui précédèrent l’Indépendance de l’Ex-Congo Belge .J’admire votre mari dont le souci fut de comprendre les Bayakas.Si tous les coloniaux avaient, au départ, nourri une telle démarche,nous aurions pu vivre en bonne entente et nous aider mutuellement. Hélas, la colonisation ne nourrissait pas ce souci là et sa préoccupation première était de s’enrichir aux dépens des colonisés.

    Bien à vous
    J.T.

    J.T.

  • Bakonda Répondre

    Bonjour à vous

    Mon nom est Bakonda Matandombi Kiamfu N’teba. Ceci doit vous dire quelque chose et vous plonger dans vos souvenirs. Je suis le petit fils de Matandombi, arrière petit fils de Kiamfu N’teba. Je vis à Bruxelles et vous pouvez m’aider à rencontrer mes origines

  • dadu Répondre

    Quelle aventure ! Et dire que certains passent du temps devant le petit écran où des aventuriers d’opérette, dans un décor fabriqué de toutes pièces, leur donnent l’illusion d’un exploit extraordinaire. Votre récit, simple et poignant m’a fait découvrir bien plus. Merci pour ce vivant témoignage

  • Girouette Répondre

    Très beau témoignage...
    Merci

    Girouette

    • Mary-Jo Répondre

      Merçi Girouette et Dàdu d’avoir montrer de l’intérêt,à mon petit extrait de
      "ma vie en brousse"
      Etant privé de tout (électricité, eau courante, vivres frais etc.il fallait être inventif pour s’en sortir.
      Après avoir vécu ainsi pendant trois ans, on n’a pas le droit de se plaindre.
      En Belgique on a tout, et dire qu’il y a des gens qui se plaignent pour un rien.
      Malgré tout cela reste la période la plus enrichissante de ma vie.
      Amitiés
      Mary-Jo

      • Répondre

        Chère Mary-Jo,

        Ce serait intéressant de croiser votre expérience avec le Magusine d’un Lieu à l’autre (www.magusine.net/lieu) qui, dans les prochains mois, va s’implanter au Burkina...

        🙂

        Girouette, Magusin’atrice

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