Le 29 août 1895, dans une famille ouvrière bruxelloise, naît le petit Léonard Bauwens. Il est le 5ème enfant d’Antoine et d’Anna Maria, le 3ème encore en vie.

Léonard a tout juste 9 ans quand il quitte l’école. C’est que la famille s’est agrandie de 3 nouveaux enfants et les rentrées sont trop maigres pour faire vivre tout ce petit monde. Aussi Antoine décide-t-il qu’il est grand temps que Léonard contribue aux frais de la maisonnée. Comme son père et ses 2 aînés, il ira travailler comme cheminot. Pas de chance, on est en 1904 et ce n’est que 10 ans plus tard que l’instruction obligatoire jusqu’à 14 ans mettra enfin un terme au travail des enfants et permettra leur émancipation. Sans aucune formation, le jeune Léonard est affecté à des petits travaux d’entretien des rails, à la gare de Schaerbeek.

Les années passent, il grandit, travaille dur et devient ajusteur-monteur de maintenance. Mais il joue de malchance. Alors que le service militaire n’est obligatoire que pour un fils par famille, le 30 août 1913, lendemain du jour où Léonard fête ses 18 ans, une nouvelle loi met fin à ce système et instaure le service militaire pour tous... Ce ne serait pas un drame si, moins d’un an plus tard, l’Allemagne ne déclarait la guerre à la France et n’envahissait la Belgique. Celle-ci déclenche la mobilisation générale. Contrairement à son frère aîné qui est considéré comme soutien de famille, Léonard n’est pas exempté et se retrouve donc sous les drapeaux. Au début, il ne panique pas car, comme la plupart des mobilisés, il pense que le pays est protégé par son statut de neutralité.
Mais en octobre 1914, résigné à un conflit dont il espère toujours qu’il sera court, Léonard est envoyé au front de l’Yser où il restera 50 mois, sans jamais revoir sa famille. Celle-ci, restée à Bruxelles, est plongée dans une grande précarité et tente de survivre sous un régime d’occupation particulièrement oppressant.

Le 11 novembre 1918, la Grande Guerre est terminée. Léonard a survécu à l’artillerie des ennemis et a échappé à l’épidémie de typhus. Mais il rentre à Evere fort affaibli par les pénibles conditions de vie dans la boue des tranchées où il a souvent souffert de la faim et même de la soif.

Il reprend bientôt sa dure vie d’ouvrier. Comme beaucoup d’entre eux, il travaille parfois seize heures par jour, et sept jours par semaine et ne bénéficie que de quelques heures de congé, les jours fériés religieux. Heureusement, trois ans plus tard, grâce aux luttes du parti socialiste dont il est un fervent adhérent, une loi institue la journée de huit heures et la semaine de quarante-huit heures. En 1925, il a 30 ans quand le Ministre socialiste des Communications, bien conscient de la pénibilité de leur travail et de ses répercussions sur leur santé et leur rendement, octroie aux cheminots un congé annuel de huit jours. Ce n’est qu’11 ans plus tard, en 1936, qu’après un important mouvement de grèves, la semaine de quarante heures et l’octroi d’une semaine de congés payés deviendront un droit pour tous les travailleurs.

Voilà qui permet à Léonard, pour la première fois depuis 21 ans, d’échapper pendant plusieurs jours aux tracas, à la saleté et aux bruits quotidiens des chemins de fer. Il en profite pour s’adonner à la colombophilie, un loisir très prisé chez les ouvriers belges de l’époque. Au fond de son petit jardin, il construit un pigeonnier, qu’il entretient consciencieusement. Il nourrit et prend soin de ses pigeons, les fait participer à des concours locaux et régionaux et gagne à plusieurs reprises des coupes, services à café et autres objets assez kitch. Ceux-ci ne seront jamais utilisés mais trôneront dans la vitrine de la salle à manger, pièce où on ne met les pieds que quand on reçoit des invités de marque.
Le reste de son temps libre, Léonard l’emploie à cultiver, non loin de la voie ferrée, le bout de terrain qui lui est attribué par la Société des Chemins de fer et dont il fait un magnifique potager.

Pendant plusieurs années, Léonard va bénéficier de la « prime de charbon ». C’est la prime perçue par les cheminots qui font le travail dangereux décrit ci-après (le pelletage du charbon). A l’époque, les trains sont tractés par des locomotives à vapeur attelées à un tender. C’est ainsi qu’on appelle le wagonnet destiné à porter l’approvisionnement en eau et combustible. Pour alimenter la chaudière, il faut pelleter le charbon, mais ce travail est pénible et dangereux car on risque de tomber du train. Aussi, à la demande de sa femme, Léonard finira par y renoncer.

En 1954, lui qui a toujours travaillé vaillamment, ressent une fatigue de plus en plus importante, se met à maigrir et se plaint de douleurs thoraciques et d’essoufflement. Il finit par consulter un médecin qui le fait hospitaliser. Il meurt quelques jours plus tard, emporté par un cancer du poumon. Il a 59 ans.

Tout au long des années, il a inhalé des poussières de charbon qui se sont infiltrées dans ses poumons. Depuis son enfance, il a été exposé de manière continue aux fibres d’amiante provenant des matériaux industriels qu’il a sciés et percés pendant près de 50 ans sans jamais porter la moindre protection respiratoire.
Mais son décès prématuré, survenu quelques mois avant qu’il n’atteigne l’âge de la pension dont il rêvait tant, sera considéré comme la conséquence de son tabagisme.

Léonard était mon grand-père paternel et mon parrain. Je me souviens comme si c’était hier de nos séances de jardinage, de nos promenades dans les champs où il m’apprenait à chasser les papillons et à reconnaître les fleurs et les insectes. J’aimais beaucoup ce bon–papa taiseux qui ne pouvait rien me refuser et me regardait comme si j’étais la huitième merveille du monde… Mais la vie, qui n’a eu pour lui aucune indulgence, me l’a arraché alors que je n’avais que 7 ans, au moment où nous allions enfin pouvoir profiter l’un de l’autre.
Au souvenir de cet homme simple, si courageux et gentil, je suis remplie de tendresse et de respect, mais aussi d’une immense révolte contre le destin qui, après l’avoir condamné à une vie de travail éreintant, l’a privé du repos de la retraite alors qu’il lui avait déjà volé son enfance.

3 commentaires Répondre

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    quel beau témoignage !tendre et émouvant.Dommage de sacrifier
    des êtres courageux et créatifs pour faire avancer le progrès social. Bravo. Genv.VB

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    Bonjour Madame,

    A la lecture de la vie de votre grand-père, on éprouve pour lui une tendresse et une reconnaissance.
    C’est grâce à des personnes comme lui qui se sont sacrifiés avec courage que nous bénéficions de tant d’acquis sociaux.

    Il a pu en quelques brèves années vous transmettre des valeurs.

    Dommage que sa vie fut si cruelle avec lui. On se prend à espérer au fil des lignes, que la fin fut heureuse... Hélas, ce ne fut pas le cas.

    Des années plus tard vous lui rendez un bel hommage.

    Merci pour ce témoignage.

    Dominique

  • clodomir Répondre

    Est-ce bien le destin, le coupable ?

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