Juste après guerre, après avoir effectué six années d’études primaires ainsi que le quatrième degré, qui correspondait à une 7ème et 8ème année, je quittai l’école et me retrouvai à 14 ans sur le marché de l’emploi. Je dus me décider à choisir un métier car mon frère aîné absent, Maman était seule à subvenir à nos besoins.

Je rêvais de voyages, je voulais travailler sur un de ces grands navires qui partaient pour l’Amérique ou ailleurs. Je serais logée, nourrie, habillée. J’aurais en plus une rémunération, je pourrais épargner et acheter une maison pour mes vieux jours. L’idée n’était pas bête, mais quel travail aurais-je fait ? Sur ce paquebot, il fallait bien quelqu’un pour faire les lits. Donc, lorsque l’enseignante me questionna sur mon futur métier, je répondis : « soubrette * » ! Elle dut me prendre pour une fille sans ambition alors que c’était le contraire. Je n’ai jamais réalisé mon rêve. Maman m’imposa la couture.

Je trouvai à la rubrique emploi du journal, une petite annonce : une firme de corseterie cherchait une apprentie. « C’est un bon métier, on va aller te présenter » dit Maman. Nous fûmes accueillies par une dame, la cinquantaine, à l’air revêche, vêtue d’un tablier blanc à manches longues d’une blancheur Dash. Derrière ses lunettes aux verres épais, ses yeux me scrutaient, me détaillaient de la tête aux pieds. Elle me trouva sans doute acceptable car je fus engagée. La dame discuta avec Maman, en dialecte flamand, des heures de travail : de 8h30 à 12h et de 12h30 à 17h, cinq jours par semaine et le samedi de 8h30 à 12h30. Elles parlèrent aussi du salaire qui était très bas. « Votre fille devra aussi avoir un tablier blanc à manches » dit la dame.
A l’atelier, les ouvrières confectionnaient des soutiens-gorge en soie ou en cotonnade dans les coloris blanc, rose ou ciel, des corsets en coutil (toile croisée et serrée), des gaines élastiques, des combinaisons soutiens-gorge, des articles de plage : soutiens—gorge, culottes et jupes boutonnées devant, assorties aux deux pièces imprimées.

J’appris d’abord à coudre des boutons aux soutiens-gorge. Le nœud du fil ne pouvait pas se trouver sur la peau mais sous le bouton. Il fallait passer le fil deux fois dans chaque trou, tourner le fil deux fois autour du bouton et attacher le fil sur l’envers où on ne pouvait voir qu’un seul point.
Quand le soutien-gorge était terminé, il passait au repassage. Ensuite, il était plié et glissé dans une enveloppe en papier fort sur lequel étaient imprimés la taille, le coloris et le genre de tissu. Il fallait faire très attention à ne pas se tromper de sachet. Un jour, une jeune fille mit des soutiens-gorge dans de mauvais sachets. La chef d’atelier s’aperçut qu’elle ne savait pas lire.

A 16 ans, je pus commencer à assembler les pièces de tissu. L’ourlet des combinaisons était achevé par un rouleauté main. Ce travail exigeait beaucoup de patience. Étant la seule à ne pas s’énerver, les ourlets étaient pour moi. Des journées entières passaient à coudre des ourlets.

Les premières années, je confectionnais uniquement des soutiens-gorge, ensuite je fus affectée au groupe « corsets et gaines ». Les gaines en tissu élastique étaient assemblées au moyen de machines à coudre en points zigzag. Elles étaient munies de jarretelles. Plus tard, on inventa la gaine-culotte avec jarretelles détachables. Lorsque les pièces de tissu en coutil pour les corsets étaient assemblées, il fallait poser des bandes en sergé 8 (tissu croisé et uni) pour y glisser les baleines. Le bas du corset était alors bordé au moyen d’une bande en sergé 4, en posant les jarretelles ajustables. Il fallait alors glisser les baleines dans les bandes, border le haut et faire un arrêt au moyen d’une piqûre au bas de la baleine pour l’empêcher de bouger.
Un jour, ma collègue piqua sur la baleine, l’aiguille se cassa et elle reçut un morceau de l’aiguille dans l’œil. Le lendemain, l’aiguille sortit de l’œil.

Certains corsets étaient munis d’agrafes, d’œillets et d’une fermeture éclair sur le devant, d’autres se fermaient au moyen de lacets. Les œillets pour les lacets étaient posés au moyen d’une oeilletteuse. L’ouvrière mesurait et marquait l’endroit où devait se poser l’œillet, elle plaçait le dos du corset sur la machine, appuyait avec le pied sur la pédale. L’œillet était placé en même temps que la perforation du tissu.

La dame qui nous avait accueillie le premier jour avec maman était la chef d’atelier ; elle vérifiait le travail et nous surveillait. Un jour, une ouvrière arriva pieds nus dans ses chaussures. Elle fut obligée de rentrer chez elle pour mettre des bas.
Pour le repas de midi, les ouvrières apportaient des tartines emballées dans un sachet en papier ainsi qu’une gourde en métal remplie de café que la repasseuse réchauffait sur un poêle au charbon.
Parmi les apprenties, j’avais trouvé une amie qui m’apprit à crocheter des napperons pendant l’heure de table. Le travail n’était pas désagréable. Cependant je n’avais aucune envie de passer ma vie dans cet atelier. Je m’inscrivis à l’Athénée pour suivre les cours du soir de correspondance commerciale en quatre langues.

2 commentaires Répondre

  • jeannineK Répondre

    la lecture de votre récit m’enchante

    j’y retrouve le travail et l’ambiance de l’atelier de couture

    j’ai vécu tout cela avec les garnitures de colifichets

    merci pour ce partage

  • clodomir Répondre

    Un délicieux parfum de désuétude ! Eh oui, c’était comme ça, il n’y a pas si longtemps...

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