Ce texte est publié dans notre 2e recueil d’histoires vécues : "Et la lessive ..."

Dans les années cinquante, une mère qui ne travaille pas envoie son enfant à l’école le plus tard possible. Un an ou deux d’école « gardienne » précèdent parfois l’entrée en primaire. Et dans les familles bourgeoises, même aussi peu pratiquantes sinon incroyantes que la mienne, il est de bon ton de fréquenter l’école catholique.
En janvier 1950, vers l’âge de cinq ans, me voici confiée aux bons soins des Filles de la Croix, à l’école V. : de vraies, d’authentiques bonnes sœurs, en uniforme, elles aussi. Essayez d’imaginer : une guimpe blanche, très raide, emprisonne le cou, encadre étroitement le visage ; un voile noir recouvre la tête et flotte sur les épaules ; la longue robe, noire aussi, cintrée, est recouverte d’un "scapulaire" flottant et parfois d’un tablier.
Ces jupes très amples, balayant les planchers, m’ont un temps intriguée : que cachaient-elles ? Lors d’un cours de couture, la religieuse, debout devant mon banc, me tourne le dos. A l’aide de mon aiguille à tricoter, je soulève doucement le tissu … en dessous de cette première jupe, une deuxième fait obstacle à ma curiosité. Je ne parviens pas à la soulever et dois abandonner mon exploration. Le mystère des dessous religieux est resté entier.
Des sœurs, uniquement des sœurs, pour nous donner cours, pour nous surveiller. Des noms, des anecdotes me reviennent à l’esprit. En gardienne, certains matins, à notre entrée en classe, un grand cadre voilé de tissu est accroché au tableau. Je me réjouis : Sœur Marie-Rosa va nous raconter un épisode de l’Histoire Sainte. Ces récits sont aussi merveilleux et plus nouveaux que les contes qui ont bercé mon enfance. Et la narratrice les illustre en dévoilant des images violemment colorées qui m’enchantent.
En cinquième année, Sœur Juliette, surnommée Sœur Juju, nous terrorise : elle est sévère et porte la moustache. La religieuse de sixième année, quant à elle, s’occupe beaucoup de nos âmes. De temps à autre, elle interrompt le cours, scrute nos visages levés vers elle, laisse planer un lourd silence, puis s’interroge à haute voix : "Je me demande lesquelles d’entre vous auront la vocation… " Nous nous épions du coin de l’œil, guettant les signes de cette "vocation". Mais à force de chercher, on trouve : à douze ans, je veux devenir sœur missionnaire au Congo !
Mais cette même religieuse a d’autres préoccupations … Interdiction d’ouvrir un dictionnaire, on y trouve de "vilains mots". Lesquels ? Je parcours en vain le Larousse familial … Interdiction de nous asseoir sur les genoux les unes des autres, de nous prêter nos "culottes de gym" … Pourquoi ? Je ne comprends pas. Interdiction de nous regarder dans la glace quand nous changeons de chemise et obligation de conserver ladite chemise jusque dans notre bain... Heureusement, cette pruderie n’a pas de prise sur moi. Un père médecin et une mère grand amateur de plaisanteries grivoises m’ont vaccinée contre la pudibonderie.
Par contre, une autre injonction morale a dû me marquer durablement. Elle m’est revenue à l’esprit récemment. Gamines, nous étions invitées à ressembler à "la timide violette". "La timide violette" ! Ça vous fabriquait des fillettes peureuses, des adolescentes renfermées, des femmes falotes … Et ici, ma mère et les bonnes sœurs semblaient d’accord. "Ne te fais pas remarquer !", "Ne fais pas le singe !", "Tais-toi, tes affaires n’intéressent personne !" …
Aujourd’hui, je suis perplexe. Ces "ados" qui se tortillent pour solliciter les regards, qui quêtent les applaudissements, me mettent mal à l’aise. On est loin de la "violette", plus près du strelitzia, ces grandes fleurs colorées, dressant pétales et étamines, comme agressivement, tout en haut de leur longue tige en forme de bec. Je lutte toujours contre la timidité, contre la peur d’ennuyer, le sentiment de ne pas intéresser autrui. Et souvent dans la vie, j’ai regretté d’avoir attendu que l’autre fasse l’effort de percer la carapace de réserve que je lui présentais.
Mais ces enfants de la Star’Ac et des reality-shows ne souffriront-ils pas eux
aussi ? Combien d’entre eux recevront cette admiration universelle qu’ils réclament ? Quelle frustration pour les autres quand, très vite, ils cesseront d’être les nouvelles stars et que se détourneront d’eux les feux des projecteurs et les yeux du public !

2 commentaires Répondre

  • Répondre

    Quelles tranches de vie, aujourd’hui sans doute disparue. Et quel joli style, de la grande littérature pleine de sensibilité. Merci.

  • Jean L. Répondre

    J’aime beaucoup ton texte, vivant, plein d’humour et de vérité, renvoyant aussi à aujourd’hui. Tu décris un univers d’éteignoirs( de la beauté, de la spontanéité, de la vitalité) mis en place sans doute pour rassurer celles qui avait choisi le voile et le sacrifice. J’ignore si les jeunes bénéficient aujourd’hui d’un environnement plus sain. Au moins, l’horizon et l’air sont–ils plus dégagés. Eux comme nous sommes sans doute mieux en mesure qu’auparavant de subir ou non l’oppression des sens.
    Jean (A et T)

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