Ce texte fait partie du feuilleton "Ma soeur, cette héroïne", écrit par José T. Lire l’ensemble

Haussant les épaules, mais pas très rassurée, maman se décida à gagner le corridor et s’approcha, en catimini, de la porte de rue.
– Qui est là ? demanda-t-elle, pressée d’en finir avec le gâteau.
– Madame Serin, répondit une petite voix féminine, craintive et implorante à la fois.
Sur le pas de la porte se tenait une jeune dame avec un bébé dans les bras.
– Mon mari a été arrêté par les Boches. Il est incarcéré dans votre prison, dit-elle tout de go.
– Ma prison ! s’exclama ma mère, examinant les alentours. Que voulez-vous dire ? Mais entrez plutôt :
– Nous tenons une ferme à Reuleau, près de Spontin, expliqua la dame. Mon mari a été arrêté parce qu’il hébergeait des jeunes réfractaires du travail. Ce matin, Madame Legrand, qui fut votre voisine et attendait son tour devant la prison pour y déposer, comme moi, un colis de première nécessité, m’a glissé dans l’oreille que, de l’arrière de votre maison, on pouvait apercevoir les fenêtres des cellules. J’aimerais tant que mon mari, avant qu’il ne soit déporté, voie son fils, nouveau-né,. J’ai sonné chez vous à tout hasard.
– Quel beau bébé vous avez là, s’émerveilla ma mère ! Pensez-vous que son papa…Rien ne nous empêche d’essayer. On ne sait jamais.
Accompagnée de notre petit groupe, distrait du gâteau par cet événement plus qu’inattendu, ma mère invita la dame à la suivre dans l’escalier jusqu’au premier palier. Là, elle l’aida à enjamber l’appui d’une fenêtre et à prendre pied sur le toit plat de l’annexe qui prolongeait notre maison vers le mur de ronde de la prison.
"Si votre mari a vue sur notre maison, il ne peut vous manquer" dit ma mère, encourageant la jeune dame à se manifester.
Celle-ci s’avança au jugé, un peu perdue dans cet espace de jardins clos, de murets et de toits. Puis, ayant repéré, par-dessus le haut mur couronné de barbelés, les fenêtres des cellules, elle éleva fièrement son bébé devant elle à bout de bras et cria : "Fidèle, Fidèle ! Ton enfant est né, c’est un garçon, le voilà !"
Sa voix explosa en échos dans l’espace clôturé et se perdit quelque part dans le silence opaque de la prison. Puis le grand mur noir dit : "J’ti vois Elise ! Merci pour l’ marmot !"
– Fais l’fou, Fidèle ! Fais l’fou, s’empressa-t-elle d’ajouter.
Et à la fenêtre de l’extrême gauche, la plus haute, découpée dans le mur patibulaire de la prison, on put deviner un visage et une main qui s’agitait.
La dame sanglotait lorsqu’elle reprit pied sur le palier. Elle étreignit ma maman, mouilla nos joues de ses larmes.
– On est tous justes mariés, soupira-t-elle, le temps de faire un enfant. Et voilà qu’ils nous brisent tout cela ! S’il fait le fou, ils le relâcheront peut-être. Qu’est-ce qu’ils peuvent faire d’un idiot ?
– Félicitation, c’est un beau bébé, dit maman, tentant d’atténuer la désolation de la dame.
– Il a deux mois et il s’appellera Fidèle comme son père, répondit Mme Elise, prise au jeu. Pourquoi veulent-ils le déporter, s’inquiéta-t-elle aussitôt, rattrapée par son chagrin. Nous n’avons rien fait d’autre que d’héberger des "sans-abri".
– Nous fêtons l’anniversaire de notre fille aînée, dit ma mère. Vous ne refuserez pas partager le goûter avec nous. Une bonne tasse de chicorée bien chaude vous fera le plus grand bien.
*
C’est ainsi que Mme Elise et son bébé s’ajoutèrent à notre assemblée. On fit une part de plus dans le gâteau, sept avec mon papa qui n’était pas encore rentré du bureau, ce qui entama sensiblement la portion de chacun.
Ma sœur aînée prit le petit Fidèle dans ses bras et le passa ensuite à sa sœur cadette. Secoué de la sorte, le petit Fidèle se réveilla et réclama aussi sa part du gâteau. Alors Mme Elise sortit sans gêne son sein droit, gonflé et tout blanc de lait et, pinçant le téton entre deux doigts, le lui mit dans la bouche.
– Je suis si heureuse que mon mari ait pu voir son fils. Je vous retournerai ce service au centuple, dit-elle, s’adressant à ma mère. Mais il faut maintenant que je songe à prendre mon train qui, lui, ne m’attendra pas.
Nous la reconduisîmes sur le pas de la porte. Elle esquissa un sourire en s’éloignant et disparut au coin de la rue.

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